AFRIQUE DU SUD (RÉPUBLIQUE D’)

AFRIQUE DU SUD (RÉPUBLIQUE D’)
AFRIQUE DU SUD (RÉPUBLIQUE D’)

Presque entièrement située au sud du tropique du Capricorne, l’Afrique du Sud constitue un vaste ensemble géographique. La population totale dépassait les 30 millions d’habitants en 1992 et approchait les 35 millions si l’on prenait en compte la population de quatre bantoustans officiellement «indépendants». Cet espace géopolitique – véritable poumon de l’Afrique australe et jusqu’à une date récente «point de fixation» pour les États voisins dits de la «ligne de front» – s’est façonné et développé dans des conditions mouvementées et souvent rudes au cours de trois siècles d’histoire (340 ans en 1992 si l’on retient la date de la fondation du premier établissement colonial hollandais).

L’unité politique, qui s’était réalisée au début du XXe siècle dans le cadre de l’Union sud-africaine (U.S.A., Union of South Africa), a progressivement fait place à un éclatement en constellation de territoires ou même d’États au destin incertain. Cela a modifié la présentation des statistiques globales traditionnelles (superficie, démographie). Ainsi la grande Union sud-africaine des années 1950-1960 recouvrait — toutes parties confondues — une superficie de 2 816 000 kilomètres carrés. L’actuelle république d’Afrique du Sud, au sens précis du terme, n’a plus que 1 123 000 kilomètres carrés, ce qui représente tout de même cinq fois la superficie de la Grande-Bretagne.

Quatre fractures, en effet, se sont produites au cours des trente dernières années (1966, 1976, 1984, 1991) dans le système politique et constitutionnel sud-africain qui se trouve en complète — et délicate — mutation.

Jusqu’en 1966, l’ensemble sud-africain regroupait trois éléments politiquement distincts quoique étroitementliés: l’Union devenue république d’Afrique du Sud en 1961 (capitale Pretoria); les trois protectorats britanniques du Bechuanaland, du Basutoland (complètement enclavé) et du Swaziland qui, depuis la fin du XIXe siècle, étaient administrés par une haute commission britannique mais qui, en fait, vivaient en symbiose avec l’Union sud-africaine sur les plans monétaire, douanier et commercial; enfin, l’immense territoire du Sud-Ouest africain, administré depuis 1920 par Pretoria en tant que «mandat» de la Société des Nations mais plus ou moins traité en fait comme une province de l’Union, et qui sera à partir de 1946 l’objet d’un contentieux international inextricable.

Entre 1966 et 1968, les trois protectorats britanniques accèdent à l’indépendance complète sous le nom respectif de Botswana (ex-Bechuanaland, capitale Gaborone), de Lesotho (ex-Basutoland, capitale Maseru) et de Swaziland (ou Ngwane, capitale Mbabane). Un point final est ainsi mis à la question de leur éventuelle incorporation dans l’Union sud-africaine qui avait été soulevée à plusieurs reprises depuis 1910. Quant au Sud-Ouest africain – appelé Namibie par l’O.N.U. à partir de 1966, à la suite de la révocation du mandat sud-africain –, il va connaître une sorte de dérive dans la violence avant d’obtenir en 1990, quasi miraculeusement (;) et dans la paix retrouvée, l’indépendance.

La deuxième fracture du système politique sud-africain apparaît à partir de 1976 avec l’accès (ou l’octroi;) à l’indépendance de certains bantoustans – à commencer par le Transkei qui avait été le premier à obtenir ce statut d’autonomie particulière en 1963. Désormais, de nouvelles entités politiques indépendantes mais enclavées dans la république d’Afrique du Sud sont susceptibles de surgir et de composer cette constellation d’États qui, à cette date, est la stratégie bien arrêtée de la république d’Afrique du Sud.

Mais, et c’est la troisième fracture, un début de changement s’amorce en 1983-1984 avec l’adoption d’une nouvelle Constitution qui rompt définitivement avec l’apartheid rigide et ouvre la voie à un certain degré de multiracialisme: les communautés métisse et asiatique, exclues du jeu politique depuis les années 1960, sont réintégrées dans la vie publique. L’idée d’un nouveau contrat social s’impose désormais en Afrique du Sud, étant entendu que rien ne pourra se faire en continuant de mettre à part la majorité de la population, c’est-à-dire la population bantoue.

Cette quatrième grande fracture dans le système politique sud-africain s’est produite à la charnière des années 1990-1991. L’abolition officielle de l’apartheid (juin 1991) et l’ouverture (déc. 1991) de négociations entre représentants de toutes les communautés en vue d’élaborer une nouvelle Constitution «démocratique» marquent la fin d’une époque en Afrique du Sud. Depuis 1994, la république d’Afrique du Sud est entrée dans une période «intérimaire» de cinq ans (1994-1999) et, pour la première fois de son histoire, sous la présidence d’un non-Blanc, Nelson Mandela.

Reste à organiser l’avenir. Plus que jamais, l’histoire politique, économiqueet sociale du pays — qui s’est forgée à l’échelle de l’ensemble sud-africain — éclaire les aspects contemporains du problème auquel est confrontée la «nouvelle» Afrique du Sud.

1. Cadre physique

La structure

La république d’Afrique du Sud proprement dite couvre 1 123 000 km2. Sa population, peu nombreuse, était estimée en 1991 à 31 394 000 habitants, soit 28 habitants au kilomètre carré. Les causes historiques n’expliquent qu’en partie la médiocrité du peuplement où il faut voir surtout une conséquence de l’infertilité des sols et du climat désertique qui est celui d’une grande partie du pays.

Cette portion du continent africain a un relief extrêmement simple. Il s’agit en effet d’un vaste plateau intérieur, déprimé en cuvette vers le centre et relevé en un grand escarpement vers la périphérie.

Fragment du continent de Gondwana morcelé au Secondaire, l’Afrique du Sud est essentiellement constituée par un socle ancien, rigide, portant les traces de très anciens plissements. Très tôt émergé, ce soubassement a subi une longue période d’érosion subaérienne, et a été enseveli sous une masse de débris dont les plus importants sont d’âge Karroo (du Carbonifère au Jurassique). Ces débris, dont beaucoup sont gréseux, peuvent, en certains points, atteindre 8 000 m d’épaisseur. Le socle rigide a opposé une forte résistance aux mouvements tectoniques: les plissements ne purent y laisser leur marque, mais gauchissements, fractures, dénivellations ont été fréquents et expliquent les émissions abondantes de laves, en majorité basaltiques.

Seul l’extrême Sud échappe à cet ensemble. Là, des plissements de direction est-ouest, remaniés par une longue érosion, font de la région du Cap une autre unité structurale.

Le relief

L’escarpement limitant le plateau dresse un arc de cercle de hauteurs qui, de l’extérieur, ont une allure imposante. En fait, aucune barrière infranchissable ne sépare le plateau des régions côtières. L’érosion a morcelé le Grand Escarpement en une série de massifs plus ou moins élevés et isolés. Seul, vers le sud-est, le Drakensberg s’élève au-dessus de 3 000 mètres (pic Cathkin 3 650 m, monts aux Sources 3 280 m) et forme un obstacle sérieux aux communications. Cette longue muraille s’allonge sur plus de 400 km, mais aucune brèche importante ne permet un passage aisé. L’aspect de haute montagne est encore accentué par le pittoresque des énormes empilements de laves basaltiques qui portent les points culminants. Ailleurs, l’escarpement est moins impressionnant, son franchissement plus facile. L’altitude s’abaisse (2 502 m dans le Sneewberg, 1 912 m dans le Nieuweveld, 1 200 m dans les monts Olifants), la montagne est plus étroite et se morcelle. L’érosion y est active, et les nombreuses buttes témoignent du recul de l’escarpement.

L’intérieur est tout aussi varié. Un demi-cercle de plateaux élevés (Namaqualand, Damaraland, haut Veld) s’adosse à l’escarpement et descend en pente douce vers la cuvette centrale. L’altitude est variable, de 1 200 à 1 800 m le plus souvent, le paysage nuancé: à l’ouest, vastes étendues de pierres et de sables du Namaqualand, entaillées par des canyons; hauts plateaux du Damaraland, accidentés de nombreux reliefs escarpés, semblables à des inselbergs; vers le nord, plateaux dolomitiques où l’érosion karstique s’est exercée. Les facteurs d’unité ne manquent d’ailleurs pas dans le paysage, et l’action destructive de l’érosion est un de ces aspects: dongas ou bas-lands , vleis , cavités déblayées par déflation qui s’emplissent d’eau à la saison des pluies, sont les constantes des paysages veldiens.

Le Centre est en fait partagé en deux cuvettes inégales par un léger dos du socle cristallin. Au sud, la cuvette de l’Orange est un ensemble de bas plateaux, parfaitement tabulaires, morcelés par les cours d’eau. L’érosion les a souvent réduits à l’état de kopjes , collines coniques, surmontées par une épaisseur de roches dures (dolérites) d’origineéruptive. Au nord, la cuvette du Kalahari est endoréique. Le drainage intérieur a accumulé d’énormes épaisseurs de sables que le vent a remaniées: oueds, barkhanes, grandes dunes longitudinales, lagunes salées (Makarikari: 15 000 km2) abondent dans ce pays aride.

Les régions bordières, entre le Grand Escarpement et la mer, sont peu étendues mais d’aspects variés: larges gradins abaissant rapidement l’altitude, fourmillement de collines, plaines côtières étroites. Dans le Natal, la zone marginale est parcourue par des rivières descendues des hautes terres. Bien alimentées par des pluies abondantes, elles offrent à l’activité humaine les sites favorables de leurs vallées où s’étagent des terrasses fertiles. La plaine est une mince frange et la côte, presque parfaitement régularisée, est peu hospitalière.

Vers l’ouest, dans la province du Cap et en Namibie, s’allonge une étroite plaine littorale dont l’aridité est le caractère dominant. Semi-aride dans le Sud, elle est de plus en plus désertique dans le Namib, qui borde l’escarpement de l’ancienne colonie allemande. Des paysages divers, roches finement sculptées, nappes de cailloux anguleux, étendues de dunes se succèdent.

Dans la zone méridionale, la plaine littorale disparaît. La région bordière est alors occupée par les chaînes du Cap où l’érosion a façonné un relief appalachien. De courts chaînons, parallèles au Grand Escarpement, dont certains ont encore fière allure (Swartberg supérieur 2 300 m, Langeberg) encadrent deux dépressions intérieures: au nord, le Grand Karroo, entre l’Escarpement et les chaînes du Swartberg, du Baviaanskloofberg, du Zuurberg; au sud, le Petit Karroo, délimité par les hauteurs de la région du Cap. Ces dépressions, parsemées de débris, souvent accidentées par des buttes escarpées, présentent des caractères d’aridité et marquent une transition avec les dépressions désertiques de l’intérieur. C’est ici que l’on découvre les côtes les plus pittoresques de l’Afrique du Sud. Le rivage recoupe obliquement les hautes chaînes gréseuses; des promontoires élevés, attaqués en falaises(cap des Aiguilles) alternent avec de courts secteurs de côtes basses. Seul le cap de Bonne-Espérance, un ancien îlot rocheux rattaché au continent, a une origine différente.

Certes, le relief est varié, et détermine un certain nombre de régions naturelles. Mais le climat est le critère physique le plus important, celui dont découlent les caractères essentiels.

Le climat

Sauf dans l’extrême Sud, l’Afrique du Sud, comprise entre le 33e et le 18e parallèle, appartient à la zone tropicale, et le tropique du Capricorne traverse le nord de la République et la Namibie. Néanmoins, le climat n’est pas uniforme: le régime et la répartition des pluies permettent de distinguer plusieurs régions climatiques.

À l’est, le Natal subit un climat tropical chaud et humide. Les précipitations, réparties sur toute l’année en raison d’un phénomène de mousson, sont abondantes: partout supérieures à 500 mm par an, comprises le plus souvent entre 800 et 1 200 mm. Cette région, la mieux arrosée d’Afrique du Sud, est donc favorable aux cultures tropicales et certains végétaux, tels que la canne à sucre et le bananier, y sont étroitement localisés.

Au sud, la région du Cap est méditerranéenne. Les précipitations provoquées par le passage des dépressions venues de l’ouest tombent en saison froide. La sécheresse d’été, due à la remontée de l’anticyclone atlantique, pose de sérieux problèmes aux agriculteurs qui sont souvent contraints de recourir à l’irrigation. Cette zone reçoit en moyenne de500 à 700 mm par an; les versants et les chaînes sont suffisamment arrosés, mais les dépressions du Grand et du Petit Karroo sont souvent proches de l’aridité.

Hormis ces deux régions, l’Afrique du Sud connaît un climat tropical à saison sèche. Les précipitations coïncident avec les plus fortes températures et diminuent vers le centre et l’ouest. Le Kalahari est semi-désertique. Il y tombe en moyenne 250 mm de pluie par an. Les activités agricoles y sont donc impossibles, mais le sol n’est pas totalement nu. Une herbe courte et drue forme une couverture discontinue, ponctuée de quelques arbres, et sert de pâturage.

Le Namib est beaucoup plus désertique. Les précipitations se raréfient (moins de 125 mm par an). Les températures augmentent (de 30 à 32 0C en moyenne, avec des maximums de 41 0C). La faible nébulosité, la lumière intense, la pureté de l’air entraînent de forts contrastes thermiques, diurnes et saisonniers.

Les hauts plateaux sont médiocrement favorisés. L’altitude fait ici sentir son action: les températures sont plus modérées, les pluies suffisantes (plus de 700 mm). Le haut Veld est donc le domaine de l’herbe et de l’élevage.

2. Histoire sud-africaine

L’histoire de l’Afrique du Sud reste encore mal connue dès que l’on remonte au-delà du XVIIe siècle. Écrite uniquement par deshistoriens blancs, elle est remise en cause par les Africains, qui en contestent au moins certaines interprétations, celle de la communauté afrikaner surtout qui, aujourd’hui comme hier, voit dans les avatars successifs de son installation en Afrique australe un grand dessein de la Providence. Dans ce déroulement historique – qui commence véritablement au milieu du XVIIe siècle – la guerre des Boers (1899-1902) opère une césure radicale. Non seulement en raison des dissensions profondes qu’elle crée au sein de la communauté blanche et des souvenirs douloureux et vivaces qu’elle laissera derrière elle, mais aussi et surtout parce qu’elle marque le passage de l’Afrique du Sud ancienne – pastorale, traditionaliste et divisée – à l’Afrique du Sud contemporaine– industrielle, moderne et unifiée –, d’abord dans le cadre de l’Union sud-africaine et, depuis le 31 mai 1961, dans celui d’une république. Si la Constitution de 1983-1984 ne remettait pas en cause les fondements de cette république d’Afrique du Sud, elle ouvrait néanmoins une première brèche dans le système politique traditionnel qui pourrait conduire à des développements inattendus.

Pénétration et expansion coloniale en Afrique du Sud (1652-1899)

Les paléontologues estiment que le continent africain est le berceau de l’humanité, le processus d’hominisation y ayant commencé il y a quelque deux millions d’années. Denombreuses et importantes découvertes anthropologiques attestent en tout cas une présence humaine très ancienne en Afrique du Sud. Les populations dites aborigènes qui y survivent actuellement – les Bochimans (quelque 30 000) et les Namas-Hottentots – n’auraient atteint cette région, venant des grands lacs d’Afrique centrale, qu’entre le XIe et le XIVe siècle de notre ère. C’est au siècle suivant que les premiers navigateurs européens, portugais surtout, découvrent l’Afrique australe: Diogo Cão touche la côte atlantique du Sud-Ouest africain en 1485; Bartolomeu Dias, en 1488, atteint le cap des Tempêtes qui deviendra le cap de Bonne-Espérance, après le passage de Vasco de Gama en 1497. L’histoire proprement dite ne commence pourtant que cent cinquante ans plus tard avec le début d’une installation européenne permanente, dans la région du Cap, qui est l’œuvre des Hollandais.

La colonisation hollandaise au Cap (1652-1806)

Premier établissement

La colonisation hollandaise tient davantage du hasard que de l’intention politique. Durant le XVIe siècle déjà, des marins naufragés avaient eu l’occasion de prendre un contact forcé avec la pointe australe du continent africain. En 1648, l’échouage du navire hollandais Haarlem contraint l’équipage à passer plusieurs mois sur ces rivages. Retrouvés, les marins font un tel récit de leur aventure que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (créée en 1602) décide de fonder dans la baie du Cap une «station de rafraîchissement» sur la route des Indes qui reste son objectif essentiel. C’est ainsi que le 6 avril 1652 débarque au Cap le premier commandant de la Compagnie en Afrique australe, Jan Van Riebeeck, fondateur de la colonie européenne.

Les débuts de la colonisation blanche

Cantonnée d’abord dans des limites très étroites, matérialisées en 1658 par un fossé planté d’amandiers qui sert de première frontière, la colonisation va progressivement s’étendre vers l’intérieur sans toutefois s’éloigner des voisinages de la baie du Cap. Difficultés climatiques et matérielles, mutineries, querelles avec les Hottentots vont transformer peu à peu cette colonie «stratégique» en colonie de peuplement.

Dès 1657 apparaissent les premiers citoyens libres (free burghers ), anciens employés de la Compagnie autorisés par elle, et sous son contrôle, à s’installer comme agriculteurs à leur propre compte. Ce mouvement s’amplifie avec les successeurs de Van Riebeeck qui encouragent l’immigration étrangère. En 1688, on compte environ huit cents familles de citoyens libres résidant dans un rayon de cinquante kilomètres autour de la bourgade du Cap. Aux premiers free burghers hollandais s’ajoutent d’autres Européens en 1685 – dont deux cents huguenots français chassés par la révocation de l’édit de Nantes – et des esclaves venus de Malaisie et de Madagascar qui, une fois christianisés, obtiendront le statut d’affranchi. Dès cette époque le métissage entre ces divers groupes ethniques (le mariage entre Blancs et non-Blancs est alors autorisé) donne naissance à cette communauté métisse, ou coloured , qui constitue l’un des éléments du problème sud-africain.

L’expansion européenne, plus ou moins anarchique et heurtée, se poursuit tout au long du XVIIIe siècle. La frontière nord de la colonie du Cap recule progressivement jusqu’au voisinage du fleuve Orange, qui, en 1760, est franchi déjà par des pionniers isolés qui découvrent ce qu’on appellera les «espaces vides» de l’intérieur.

La rencontre des Bantous

La tradition selon laquelle le pays occupé par les pionniers européens était vide est aujourd’hui remise en question par les historiens. C’est qu’en effet à la lente progression des Blancs du sud vers le nord – qui s’explique par la dynamique de la colonisation – a correspondu un autre lent mouvement migratoire des tribus africaines du nord vers le sud, mouvement amorcé sans doute dès le XIIIe siècle, et encore mal éclairci. Venant d’Afrique centrale et orientale à la recherche probablement de terres de pâturage, ces tribus variées refoulent les populations aborigènes, se combattent entre elles et finiront par se heurter aux premiers colons européens, qui, eux aussi, sont en quête de terres nouvelles. S’agit-il alors d’une première occupation d’espaces jusqu’ici vierges, ou bien d’une spoliation de terres appartenant aux tribus bantoues et provisoirement abandonnées par elles en raison des guerres tribales quasi permanentes; Cette question se ramène en définitive à celle-ci: à qui appartient l’Afrique du Sud; Bien que l’argument ait perdu de sa valeur avec le temps, il reste sous-jacent à toute discussion du problème sud-africain. Il met en relief l’importance fondamentale de la question de l’occupation des terres et de l’exercice du droit de propriété par les différentes communautés raciales. Il porte en germe le problème actuel de la délimitation des bantoustans.

Quoi qu’il en soit, c’est à peu près à la même époque – XVIIe siècle – que s’est manifestée cette double colonisation opposée mais convergente, les Blancs prenant pied dans la région du Cap, les Africains franchissant au nord la frontière constituée par le fleuve Limpopo.

Mainmise britannique sur la colonie du Cap

La colonisation hollandaise s’achève à la fin du XVIIIe siècle avec la banqueroute et la dissolution de la Compagnie des Indes (1796). La rivalité franco-anglaise en Europe a son contrecoup en Afrique du Sud: des troupes françaises occupent le Cap de 1781 à 1784. De 1795 à 1802, c’est l’Angleterre qui place «sous sa protection» cette colonie sur laquelle la Hollande n’exerce plus guère qu’une autorité nominale. Ainsi, durant un siècle et demi de présence hollandaise, le problème sud-africain s’est noué lentement, mais sur une superficie restreinte – dans la partie méridionale et orientale de l’actuelle province du Cap – où la population totale ne dépasse pas 80 000 habitants, parmi lesquels 16 000 Européens environ, qui ont déjà acquis une mentalité particulière, celle des pionniers émigrés sans esprit de retour. L’entrée en scène de la Grande-Bretagne va bouleverser le mode de vie de cette communauté blanche et élargir les dimensions du problème colonial à l’ensemble du territoire de l’Afrique du Sud.

Pénétration britannique et indépendance des républiques boers (1806-1854)

Le Grand Trek est incontestablement l’événement majeur dans cette première moitié du XIXe siècle où la politique coloniale britannique, à la fois prudente et hésitante, ne réussit pas à «fixer les frontières» ni à apaiser les conflits entre Africains et Européens. On compte cinq guerres «cafres» entre 1803 et 1847. L’Angleterre succède officiellement à la Hollande en 1814 (Convention de Londres), mais elle exerce en fait le pouvoir effectif en Afrique australe depuis 1806.

L’influence du libéralisme britannique

Diverses réformes, à partir de 1825, orientent la colonie anglaise du Cap sur une voie nouvelle, lui donnant ainsi un caractère relativement ouvert et libéral. Bien quel’introduction d’un gouvernement représentatif soit retardée en dépit de pétitions nombreuses, la colonie bénéficie d’un régime assoupli: création d’un Conseil législatif (1834) assistant le gouverneur, création d’une Cour suprême confirmant l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le statut des personnes de couleur subit une transformation radicale qui attise la rancœur des Boers (nom donné aux descendants des pionniers européens de l’époque hollandaise, pour la plupart agriculteurs) contre le colonisateur anglais: la Charte hottentote (1828) supprime toute discrimination raciale entre Blancs et non-Blancs; l’abolition de l’esclavage en 1833 entraîne l’affranchissement de quelque 30 000 personnes tout en endettant ou en ruinant les propriétaires européens faiblement «dédommagés».

À cela s’ajoute l’anglicisation de la colonie sous diverses formes: immigration britannique massive en 1820 (que commémore chaque année la fête du Settlers’Day ); proclamation de l’anglais comme langue officielle; reconnaissance de libertés publiques, celle de la presse notamment; développement de l’influence des missions anglicanes qui contrebalancent désormais l’action culturelle de l’Église réformée hollandaise, dont le calvinisme austère et autoritaire est en accord étroit avec la mentalité des Boers traditionalistes.

Une expansion territoriale contenue

La volonté d’expansion des Boers et l’agitation guerrière de certaines tribus africaines – notamment, au Natal, la puissante tribu zouloue, solidement organisée par ses chefs successifs Dingiswayo, Chaka et Dingaan – contraignent l’Angleterre à s’occuper du problème des terres et des frontières. Elle espère le régler tout d’abord en traitant avec les chefs de tribu. Cette politique de traités, recommandée par des missionnaires anglicans, tels que le révérend John Philip, qui veulent protéger les natives contre la colonisation blanche, se solde par un échec. Dans la suite des conflits locaux, les frontières de la colonie du Cap se déplacent au nord jusqu’au fleuve Orange et surtout vers l’est, où la pression africaine et européenne sur la terre est forte, jusqu’au territoire de la tribu xhosa (le Transkei actuel) qui sera annexé sous le nom de British Kaffraria (1897) avant d’être incorporé à la colonie du Cap.

Mais l’insistance de Londres à contenir dans des limites acceptables l’expansion européenne en refusant l’annexion des territoires appartenant traditionnellement aux tribus africaines déclenche bientôt dans la communauté boer un vaste mouvement d’émigration vers l’intérieur pour échapper à la tutelle britannique: c’est le Grand Trek dont l’apogée se situe en 1834-1838.

Le Grand Trek

Épisode historique quasi sacré pour les Afrikaners, le Grand Trek est une véritable odyssée qui conduit les Boers bien au-delà des frontières de la colonie du Cap, sur une distance de 2 000 kilomètres, en direction du nord et de l’est. Les colonnes de chariots à bœufs (ossewaens ) franchissent toutes, par groupes plus ou moins nombreux, le fleuve Orange: les unes poussent vers le nord au-delà du fleuve Vaal dans une région qu’on appellera désormais Transvaal; d’autres se tournent vers l’est en direction du Natal qu’elles atteignent après avoir franchi les montagnes du Drakensberg. Entre les leaders de ces groupes de nouveaux pionniers (voortrekkers ), dont Piet Retief est l’un des plus représentatifs, les divergences d’opinion et les querelles sont nombreuses. De son côté, Londres s’efforce d’enrayer le mouvement par des mesures législatives et par l’envoi d’un régiment au Natal pour freiner l’avance du général boer Andries Pretorius. Ce dernier remportera d’ailleurs la victoire la plussignificative et la plus sanglante du Grand Trek en écrasant les Zoulous de Dingaan à Blood River, le 16 décembre 1838 (journée devenue fête nationale en Afrique du Sud).

Les républiques boers

Refoulés du Natal après y avoir créé une éphémère république, les Boers se replient, entre Vaal et Orange, dans une région de plaines adossées au massif montagneux du Basutoland, qui constitue l’actuelle province d’Orange. Londres, qui contrôle la colonie du Cap et celle du Natal (annexée en 1843), se borne à placer le Transvaal et l’Orange sous sa suzeraineté. Mais les trekkers , qui ont fait le Grand Trek pour échapper définitivement à la domination britannique, ripostent en proclamant leur indépendance. Deux républiques apparaissent: la république d’Afrique du Sud (Transvaal), en 1853, et la république de l’État libre d’Orange, que l’Angleterre se décidera à reconnaître en 1852 et en 1854 (Conventions de Sand River et de Bloemfontein). Peu peuplées, constamment menacées par la pression des tribus zouloues et basuto divisées par des querelles de personnes et de clans, les deux républiques connaîtront une vie agitée jusqu’à la fin du siècle, plusieurs districts du Transvaal s’érigeant même en unités politiques indépendantes.

Le système politique des républiques boers, assez empirique, relève en théorie du monocamérisme (Chambre unique, ou Raad) tout en se teintant de démocratie directe. En fait, il débouche sur un présidentialisme autoritaire et conservateur, illustré au Transvaal par Paul Kruger qui en sera le président inamovible de 1883 à 1902. La vieille tradition des pionniers hollandais du XVIIe siècle inspire les principes fondamentaux de la Constitution des deux républiques: exclusivité de la langue hollandaise (dutch ), religion d’État (calvinisme) et discrimination raciale systématique. Le droit de suffrage, censitaire d’ailleurs, n’est accordé qu’aux seuls citoyens blancs, appelés burghers. À la même époque, la colonie anglaise du Cap – qui obtient sa Constitution en 1853, fondée définitivement sur le système parlementaire à partir de 1872 – n’opère aucune discrimination légale. Il en va de même, en principe, dans la Constitution (1856) de la colonie anglaise du Natal, qui ne recevra le self-government qu’en 1893. Toutefois, par des biais juridiques multiples, les Blancs du Natal, inquiets de la masse numérique des Africains et surtout des Indiens, priveront pratiquement ces deux communautés du droit à la participation politique. Ainsi, dès le milieu du XIXe siècle est posée la question du droit de vote des non-Blancs, qui sera ultérieurement la pierre d’achoppement de l’évolution constitutionnelle et politique. Mais la situation générale de l’Afrique du Sud se transforme brutalement dans les années 1860 sous l’effet de facteurs économiques qui bouleversent les données de la politique coloniale britannique.

Extension de la domination britannique et guerre anglo-boer (1860-1899)

Multiplication des problèmes

Au lendemain de la reconnaissance par l’Angleterre de l’indépendance boer, la situation générale de l’Afrique du Sud apparaît sérieusement compromise: crise économique, aggravée par la division du pays en deux unités politiques opposées (républiques boers et colonies anglaises); persistance de conflits locaux entre colons blancs et tribus africaines; visées coloniales de l’Allemagne et du Portugal, voire de la France, sur l’Afrique australe; divergences profondes au sein des Églises protestantes sud-africaines dont les répercussions politiques sont sensibles; aggravation enfin du problème de la cohabitation raciale avec l’arrivée en 1860, au Natal,d’un premier contingent de travailleurs indiens «engagés» dont le nombre total atteindra rapidement celui de la population d’origine européenne, arrivée qui sera suivie ultérieurement d’immigrants chinois recrutés pour les mines du Transvaal.

La ruée vers l’or

C’est en effet la découverte des mines de diamant et d’or qui va faire passer l’Afrique du Sud du stade pastoral au stade de société industrielle. L’industrie naissante provoquera le début de la détribalisation et de l’urbanisation des Africains, compliquant par là les rapports entre les différentes communautés ethniques.

À partir de 1867, c’est une ruée d’immigrants de toute espèce dans la zone diamantifère de Kimberley, à la jonction de la colonie du Cap, de la république du Transvaal et de l’État libre d’Orange. En quelques années Cecil Rhodes, fondateur de la société de Beers Co., réussit à contrôler toutes les grandes entreprises de prospection. Ruée d’immigrants, plus spectaculaire encore, à partir de 1886, vers les champs aurifères du Witwatersrand, au Transvaal. Des villes neuves, telle Johannesburg, se construisent dans la fièvre de l’or. L’installation d’étrangers (uitlanders ) au Transvaal et en Orange prend l’aspect d’une invasion anglo-juive aux yeux des Boers traditionalistes, qui ne cachent par leur ressentiment contre l’Angleterre.

L’expansion britannique en Afrique australe

Les intérêts économiques et politiques découlant de la découverte de ces richesses minières conduisent Londres à renoncer à la politique des traités avec les chefs indigènes et à procéder à des annexions de territoires dans un but de contrôle et de maintien de l’ordre. En 1871 la zone diamantifère de Kimberley, aux frontières discutées, est attribuée par arbitrage au chef griqua Waterboer qui en demande aussitôt l’incorporation à la colonie du Cap afin d’échapper aux revendications des républiques boers. Celles-ci accuseront l’Angleterre de leur avoir «volé la région miraculeuse». Et progressivement, entre 1865 et 1895, la suzeraineté britannique s’étendra du Cap au Natal par incorporation de vastes territoires peuplés principalement d’Africains, et en partie érigés en «réserves» sous l’impulsion de missionnaires anglicans.

C’est à la même époque (1884-1895) que se situe l’origine des trois protectorats britanniques dans des conditions qui ne sont d’ailleurs pas identiques. En janvier 1885, le Bechuanaland est placé sous protectorat britannique, la partie méridionale de cet immense territoire aride étant peu après annexée à la colonie du Cap qui devient ainsi la plus vaste des quatre unités politiques existantes. Son établissement répond aux visées impéralistes de Cecil Rhodes, homme d’affaires, parlementaire, puis Premier ministre du Cap. Le but est à la fois de consolider les intérêts économiques de la Chartered (compagnie à charte fondée par Rhodes en 1889 en Rhodésie où elle a le monopole de l’exploitation des mines) et de barrer la route de l’expansion coloniale au Portugal et surtout à l’Allemagne: celle-ci, qui, en août 1884, a proclamé son protectorat sur une partie du Sud-Ouest africain, joue de son appui diplomatique auprès de la république boer au Transvaal.

Au Basutoland, c’est la résistance du peuple basuto – sous l’impulsion de son paramount chief Moshesh – aux pressions conjuguées des Zoulous et des Boers de l’Orange qui conduit à l’établissement définitif du protectorat, en mars 1884, après vingt années de tergiversations: proclamé d’abord territoire britannique à la requête de Moshesh (1868), le Basutoland est érigé en protectorat colonial (1869), puis incorporé àla colonie du Cap (1871). Mais incapable de contrôler efficacement le peuple basuto qui se rebelle (Gun War de 1878), la colonie du Cap demandera à l’Angleterre de reprendre l’administration du territoire dont le statut sera longtemps, dans la pratique, celui d’une colonie de la Couronne.

Quant au Swaziland, il fait l’objet d’une pénétration pacifique des Boers du Transvaal qui obtiennent facilement des concessions de terres très étendues en échange d’un soutien contre les tribus guerrières zouloues. Contrôlé effectivement par le Transvaal, le Swaziland fait l’objet d’un régime hybride qui reconnaît son autonomie. C’est seulement après la guerre des Boers que le système du quasi-protectorat trouvera application.

L’absorption des États boers par la Grande-Bretagne

Ainsi, aux alentours de 1895, de la côte atlantique à la côte orientale, toute l’Afrique australe située au sud du Limpopo est pratiquement sous contrôle britannique, à l’exception de deux républiques boers. Mais on songe à les intégrer, elles aussi, dans une Afrique du Sud anglaise. Une première tentative d’annexion du Transvaal par la force (1877-1881) s’est soldée par un échec des troupes anglaises, battues à Majuba Hill par Kruger et les généraux boers. Gladstone, qui a succédé à Disraeli, négocie la Convention de Pretoria (1881), révisée en 1884, qui reconnaît une nouvelle fois l’indépendance du Transvaal en ne laissant à Londres qu’un droit de regard sur la politique étrangère.

L’ultime phase va se jouer à travers le duel politique de Kruger et de Cecil Rhodes – qui cherche à isoler le Transvaal – en quinze ans de négociations difficiles, d’hésitations et de menaces réciproques, et de tentative avortée de coup de main (échec en décembre 1895 du fameux «raid Jameson» sur le Transvaal, inspiré par Cecil Rhodes dont la carrière politique sombre ici). Le nouveau haut-commissaire britannique, Alfred Milner, ne réussit pas davantage à briser l’entêtement du président Paul Kruger qui lui adresse finalement un ultimatum exigeant la dispersion des quelques troupes britanniques échelonnées le long de la frontière des républiques boers. L’ultimatum repoussé, le Transvaal déclare la guerre et l’Orange se joint immédiatement à son allié. Le 12 octobre 1899 commence la véritable guerre anglo-boer. Elle se terminera seulement le 31 mai 1902 avec la signature du traité de paix de Vereeniging qui «enterre les deux républiques boers» – retombées au rang de colonies – et prépare l’unification politique de l’Afrique du Sud dans le cadre de l’Union sud-africaine.

De l’Union sud-africaine à la république d’Afrique du Sud (1902-1961)

L’histoire contemporaine de l’Afrique du Sud débute véritablement au lendemain de la guerre anglo-boer. Malgré les variations complexes de la vie politique intérieure, la ligne générale d’évolution est simple: contraints d’accepter un régime imposé par la Grande-Bretagne, les Boers – appelés désormais Afrikaners – réussiront à faire triompher leur propre nationalisme et à s’assurer, à partir de 1948, l’exclusivité du pouvoir politique.

Naissance de l’Union sud-africaine (1902-1910)

De 1902 à 1910, de longues négociations entre représentants des quatre colonies s’efforcent de dégager une solution constitutionnelle. Le climat politique, avec le nouveau gouverneur général lord Selborne, semble s’apaiser: la dernière grande rébellionzouloue au Natal (1906-1907) marque la fin de la période des guerres cafres du XIXe siècle. Sur le plan économique, les ruines consécutives à la guerre s’effacent progressivement avec le développement de l’industrie minière et l’appui financier de la Grande-Bretagne. Au niveau des leaders politiques, le ressentiment afrikaner contre la politique coloniale britannique s’accompagne de lucidité et de volonté de coopération.

Le grand débat porte sur le choix de la forme du futur État unitaire ou fédéral. Bien que les pourparlers aient failli trébucher sur la question du siège de la capitale et surtout sur la question du droit de suffrage des non-Blancs, la Convention nationale – exclusivement blanche – réunie en 1908-1909 adopte finalement un projet de Constitution, approuvé par les quatre colonies: c’est le South Africa Act de 1909 dont l’entrée en vigueur est fixée au 31 mai 1910, soit huit ans exactement après la signature du traité de paix.

L’Union sud-africaine ainsi créée est une monarchie parlementaire, membre du Commonwealth des nations britanniques. Le fédéralisme a été repoussé au profit d’un État unitaire dans lequel les quatre colonies, devenues provinces, jouissent d’une assez large autonomie administrative. La coutume britannique complète les lacunes d’un texte constitutionnel qui est le reflet d’un compromis entre aspirations opposées. La reconnaissance de deux langues officielles, anglais et hollandais (afrikaans , à partir de 1925),et le principe d’une possible incorporation des protectorats britanniques à l’Union sont le signe d’une volonté de réconciliation entre communauté anglaise et communauté afrikaner.

Mais la solution retenue pour le statut des non-Blancs porte en elle le germe de conflits futurs. En pratique, le régime juridique des «réserves» africaines et l’administration des populations de couleur relèvent uniquement de l’exécutif et obéissent à des règles spéciales. De plus et surtout, le refus général du droit de suffrage aux non-Blancs, exigé par les Afrikaners, souffre une exception dans la seule province du Cap où le droit de vote est accordé sans discrimination raciale (South Africa Act, 1909, section 35). Ce régime exceptionnel et privilégié, sur lequel Londres n’a pas voulu céder, est garanti par la Constitution sous forme d’une «clause retranchée», c’est-à-dire modifiable seulement par une procédure rigide, difficile à mettre en œuvre. Ce sera la pierre d’achoppement de l’évolution constitutionnelle et politique ultérieure.

Évolution de l’Union sud-africaine de 1910 à 1948

Durant toute cette période, l’Union sud-africaine fonctionne sur le modèle britannique avec une tendance au bipartisme. Toutefois, le jeu parlementaire n’intéresse directement que la population blanche, seule admise à participer à la vie politique. En 1930, le droit de vote est étendu aux femmes. En outre, le pouvoir est très personnalisé. Trois Premiers ministres seulement vont se succéder ou alterner au pouvoir – Botha, Smuts et Hertzog – et se heurter aux mêmes difficultés politiques, sociales et raciales sans y apporter de solution nette.

La Première Guerre mondiale: conquête du Sud-Ouest africain

Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, le général Botha occupe le poste de Premier ministre, soutenu par le South African Party, de tendance modérée, qui détient une très confortable majorité au Parlement. Aux problèmes sociaux – revendications des travailleurs blancs opposés à la promotion des non-Blancs, grèves, situation économique difficile des «pauvres Blancs» nombreux à cette époque – s’ajoutent desdifficultés politiques liées à la guerre. L’occupation par Botha à la demande de l’Angleterre, en septembre 1914, du Sud-Ouest africain allemand déclenche une rébellion ouverte de généraux boers, anciens compagnons d’armes de Botha, que lui-même doit écraser (févr. 1915). Ce vaste territoire sera attribué en 1919-1920 par la Société des Nations à l’Union sud-africaine au titre de mandat et de «mission sacrée de civilisation». L’entrée en guerre de l’Union aux côtés des Alliés détache de Botha et de son ministre Smuts les Afrikaners intransigeants, conduits par Hertzog, partisan de la neutralité en politique étrangère et d’une ségrégation raciale rigoureuse sur le plan intérieur.

Succédant en 1920 à Botha décédé, le général Smuts hérite d’une situation économique, politique et sociale difficile. La «révolution du Rand» (grève sanglante des mineurs blancs durement réprimée en 1922) lui aliène les sympathies du Parti travailliste, des syndicalistes et du Parti communiste. Ses hésitations en matière de politique des races – il prône un white leadership ouvert à une promotion économique et sociale limitée des non-Blancs – lui valent à la fois l’opposition des personnes de couleur et les critiques acerbes du Parti national, essentiellement afrikaner, devenu le principal parti d’opposition. Largement battu aux élections législatives de 1924, Smuts cède la place au général Hertzog, chef de file des nationalistes afrikaners.

Le ministère Hertzog: accession à la souveraineté

Le programme de Hertzog, Premier ministre de 1924 à 1938, comporte deux points essentiels: transformer le statut de dominion et imposer un programme racial méthodique. Sur le premier point, il obtient satisfaction avec le statut de Westminster (1931), entériné pour l’Union sud-africaine par le Status of the Union Act (1934), qui consacre la pleine souveraineté interne et internationale du dominion sud-africain. Il est moins heureux en ce qui concerne son programme racial qui vise à délimiter la superficie définitive des réserves africaines, et à imposer la ségrégation légale dans tous les domaines tout en maintenant un statut de quasi-égalité avec les Blancs pour la seule communauté métisse. Ces projets, vivement combattus par le South African Party de Smuts, ne seront que partiellement votés en 1936.

À cette date, en effet, Hertzog s’est rapproché de Smuts au point que les deux partis fusionnent en 1934 sous le nom de United Party (Parti uni). C’est qu’il est en butte à l’hostilité croissante de l’aile nationaliste extrémiste qui a fait scission en 1934 et a créé, sous la direction du docteur Malan, le Parti «nationaliste purifié» dont l’objectif est de remettre le pouvoir politique à la seule communauté afrikaner et de réaliser une séparation systématique des races, appelée apartheid .

Rebondissement de la question raciale

La Seconde Guerre mondiale bouleverse une fois encore les données du problème sud-africain. Toujours partisan de la neutralité, Hertzog est contraint de s’effacer devant Smuts qui a décidé d’apporter son appui total et immédiat aux Alliés. Le Parti uni éclate à nouveau; James Hertzog (qui meurt en 1942) crée son propre Parti afrikaner tandis que les «nationalistes purifiés» proclament leur soutien à l’Allemagne nazie tout en préparant leur revanche sur le plan interne.

En 1939, à soixante-neuf ans, Smuts redevient Premier ministre. Il concentre son énergie sur la politique étrangère et la défense nationale. La législation raciale reste au point mort. Mais le problème rebondit en 1946 avec la «question des Indiens d’Afrique du Sud» inscrite dès cette année à l’O.N.U. Lesdemi-mesures offertes par Smuts à cette communauté dynamique provoquent des manifestations de résistance passive: des émeutes éclatent également entre Indiens et Africains au Natal, tandis que les grèves reprennent chez les mineurs blancs. Les petits partis blancs se divisent, et les nationalistes exploitent à fond une situation devenue très tendue aussi bien sur le plan politique que sur le plan social.

Aux élections de mai 1948, le Parti national du docteur Malan enlève la majorité des sièges. Smuts (qui mourra en 1951 à l’âge de quatre-vingts ans) est battu dans son propre fief. Le Parti uni, qui espérait la victoire, rentre alors dans une opposition dont il n’est plus jamais sorti.

Le nationalisme afrikaner et l’avènement de la république d’Afrique du Sud (1948-1961)

La victoire du Parti national en 1948 ouvre une vie politique nouvelle en Afrique du Sud, celle de la rigueur sur le plan interne et sur le plan international.

La mainmise du Parti national sur la vie politique

Sur le plan intérieur, le brillant développement économique du pays assure au parti majoritaire une assise solide pour imposer et faire admettre sa politique d’apartheid malgré les résistances internes. L’opposition des partis blancs se liquéfie à la suite de scissions et de crises, notamment la grave crise constitutionnelle de 1951-1956 à l’issue de laquelle le gouvernement triomphe de l’opposition du Parlement et de la Cour suprême dans le problème passionné du retrait du droit de vote à la communauté métisse du Cap, que garantissait la section 35 de la Constitution. Dès lors, à chaque élection législative ultérieure, la domination du Parti national s’accentue. Les Premiers ministres successifs, Malan (1948-1954), Strijdhom (1954-1958) et Verwoerd (1958-1966), disposent d’un soutien total pour mettre en œuvre l’apartheid et pour briser les résistances des non-Blancs, contraints à agir dans la clandestinité à partir de 1960.

L’isolement dans le domaine international

Sur le plan international, l’Afrique du Sud adopte une attitude tout aussi négative et rigide face aux pressions de l’O.N.U. et des États afro-asiatiques, qu’il s’agisse de sa politique raciale ou du contrôle de sa gestion dans le Sud-Ouest africain. On ne peut guère relever que son renoncement à l’idée d’incorporation des protectorats britanniques à l’Union. La conséquence logique de ces condamnations est un isolationnisme politique forcé qui ranime les rancœurs anciennes contre l’Angleterre. L’idée républicaine chère aux nationalistes intransigeants, proclamée déjà par les généraux boers de la rébellion de 1915 et développée par le Parti nationaliste purifié dans un projet constitutionnel publié en 1943, revient au premier plan. Remplacer la monarchie parlementaire par une république, c’est se dégager de tout lien avec la Couronne britannique et le Commonwealth et signifier en même temps une volonté d’agir en totale indépendance dans la seule voie choisie par les nationalistes afrikaners.

Le référendum consultatif du 5 octobre 1960 donne une majorité (850 458 oui contre 775 848 non) en faveur de la République. En mars 1961, l’Afrique du Sud se retire du Commonwealth britannique. La nouvelle Constitution républicaine du 31 mai 1961 consacre le changement de régime sans pour autant modifier en profondeur les institutions existantes. Pas de rupture non plus dans la ligne politique, sinon le durcissement d’une attitude qui conduit l’Afrique du Sud sur un chemin solitaire.

L’évolution constitutionnelle et politique depuis les années 1960

L’assassinat du Premier ministre Verwoerd par un «pauvre Blanc», dans la salle du Parlement au Cap le 6 septembre 1966, clôt un chapitre de l’histoire intérieure du pays. Il met fin pratiquement – on le saura bientôt – à deux décennies de radicalisme et de triomphalisme afrikaner. Un certain vent de changement commence, en effet, à souffler en Afrique du Sud avec les successeurs de Verwoerd, d’abord Balthazar Johannes Vorster, puis le président Pieter Wilhem Botha, tous deux afrikaners de bonne souche.

Premiers indices

Ancien ministre (énergique) de la Justice dans le gouvernement Verwoerd, B. J. Vorster assume pendant douze ans (1966-1978) la charge de Premier ministre, et c’est sous son magistère, commencé pourtant dans la ligne pure et dure, que s’effectuent les premiers changements, hésitants certes mais significatifs.

Ainsi en est-il de la nouvelle politique de «bantoustanisation»: l’octroi de l’autonomie politique aux homelands , ou foyers nationaux bantous, puis l’admission de leur droit à l’indépendance s’ils le souhaitent (le Transkei est le premier bantoustan à devenir officiellement en 1976 un «État noir») débordent largement les perspectives envisagées par Verwoerd en ce qui concerne le concept initial de bantoustan dans le système d’apartheid. C’est en toute hypothèse une évolution que l’organisateur de l’apartheidrigide repoussait à très long terme, mais qui se réalise peu après sa disparition. L’apparition de Black States (États noirs) dans ce qui était jusqu’ici une république unitaire à domination blanche trouble dès lors le jeu politique traditionnel, aussi bien dans la communauté internationale – qui refuse de «reconnaître» ces nouvelles entités – que sur la scène sud-africaine où les complications nées de ce changement poussent elles-mêmes au... changement. Les vives critiques adressées à l’apartheid par le chef Buthelezi, Premier ministre de l’important bantoustan autonome de Kwazulu (5,6 millions d’habitants), qui refuse en même temps l’indépendance en sont un exemple. Dans la mesure où il prône des changements radicaux et le multiracialisme effectif sans recours à la violence armée, il défie le pouvoir blanc tout en restant, selon ses adversaires, un complice. Tout n’est sans doute pas aussi simple, mais c’est là un discours que l’on n’entendait pas auparavant dans l’establishment noir.

Autre indice de changement, l’admission à partir de 1978 du principe d’indépendance pour la Namibie, cet ancien territoire du Sud-Ouest africain que les Afrikaners, à certaine époque, avaient sérieusement envisagé d’intégrer purement et simplement à l’Union sud-africaine. Il faudra dix ans (accords de décembre 1988) pour amorcer véritablement la procédure d’autodétermination, mais l’idée d’indépendance est en soi un changement considérable.

Au tournant des années 1980, la mutation politique et constitutionnelle s’accélère sous l’impulsion de Pieter W. Botha, le nouveau Premier ministre qui a succédé en 1978 à B. J. Vorster. Celui-ci, qui s’est fait élireprésident de la République (fonction encore honorifique à cette date), devra quitter la scène politique en 1979 à la suite d’un «Watergate sud-africain» dans lequel il était compromis: emploi de fonds secrets par le ministre de l’Information pour financer dans la presse nationale et internationale des articles favorables à la politique gouvernementale.

Reprenant à son compte la tentative de déblocage de la situation esquissée par son prédécesseur, Pieter W. Botha a poussé plus avant – trop peu pour les adversaires de l’apartheid mais beaucoup trop pour les tenants du système –, au risque de faire éclater le parti gouvernemental (Parti national) dont l’aile droite ou extrême est hostile à toute transformation du système politique.

Quoi qu’il en soit, la volonté de changement est manifeste: abandon officiel du petty apartheid (apartheid mesquin) et refus même du mot apartheid; renouvellement de la diplomatie en Afrique australe, illustré notamment par l’accord de Nkomati conclu en 1984 avec la république populaire du Mozambique; et enfin adoption de la nouvelle Constitution sud-africaine de 1983-1984 qui vise à réintroduire dans le jeu politique national – à des degrés divers – les communautés non blanches que l’apartheid rigide des années 1950-1960 avait exclues de toute participation.

La relance de la contestation violente depuis 1983 dans certaines townships noires ainsi que la poursuite d’actions «terroristes» ont conduit le gouvernement à imposer l’état d’urgence sur une partie du territoire de la République au moment même où des scissions se produisent dans la communauté dite européenne. C’est le signe d’une société en mouvement, sinon en ébullition.

L’Afrique du Sud «blanche», qui contrôle toujours le devenir de la République, tout en cherchant des voies «acceptables», a ouvert au cours de la décennie 1980-1990 une nouvelle page de l’histoire sud-africaine.

Vers un changement historique du système politique

Après douze années (1978-1989) passées à la tête du parti et du gouvernement, le président Botha cède la place en septembre 1989 pour des raisons de santé mais aussi à cause de querelles partisanes. On lui reproche son autoritarisme et, parallèlement, une certaine hésitation dans la voie des réformes entreprises. À l’issue des élections législatives de 1989 – qui confirment la suprématie du Parti national mais également le renforcement de partis d’opposition sur sa droite et sur sa gauche –, Frederick W. De Klerk succède à Pieter W. Botha à la direction du parti gouvernemental, puis est élu président de la République.

Sous son impulsion, à la fois prudente et déterminée, la république d’Afrique du Sud va connaître rapidement un changement fondamental en 1990-1991. Dans son discours au Parlement du 17 juin 1991, le président déclare solennellement que l’Afrique du Sud enregistre «la fin d’une ère politique» («the end of an era» ). De fait, le système d’apartheid est officiellement aboli et des négociations commencent en vue d’adopter une nouvelle Constitution pour créer une «Afrique du Sud démocratique et non raciale».

Ce sera accompli, après trois années de tractations délicates, en 1994.

3. Données humaines: une société multiraciale et multinationale

Jusqu’au début des années 1970, les autorités faisaient une distinction très nette entre les adjectifs multiracial et multinational qui n’ont pas, en effet, les mêmes implications.

Population globale et groupes ethniques

Les statistiques démographiques ne sont fiables qu’à partir du XXe siècle. On estime que la population blanche totale était de 2 000 personnes à la fin du XVIIe siècle, et de 15 000 à 25 000 à la fin du XVIIIe siècle. L’immigration s’accroît sensiblement au XIXe siècle, en particulier avec les découvertes du diamant (1867) puis de l’or (1886). Le premier recensement officiel est effectué en 1865 dans la colonie du Cap; il fait état de 182 000 Blancs, qui sont trois fois plus nombreux à la fin du siècle.

Le premier recensement général englobant toutes les races a lieu en 1904 et donne le chiffre total approximatif de 5,1 millions d’habitants. Le dernier recensement général effectué en 1980 donnait presque 25 millions. Les estimations les plus récentes de 1990 donnent 30,8 millions d’habitants (cf. tableau), compte non tenu des populations des États noirs du Transkei, du Bophuthatswana, du Ciskei et du Venda, soit un accroissement global de 10,7 millions entre 1970 et 1990. Le taux moyen de croissance annuelle – 2,6 p. 100 – est particulièrement élevé. Rapporté à la superficie du pays, ce chiffre de population est relativement faible. Ce ne sera plus le cas dans les années 2020 où la population globale, d’après les projections, aura pratiquement doublé.

L’hétérogénéité du peuplement sud-africain est donc la caractéristique principale. Parmi d’autres traits significatifs, il faut relever les quatre suivants:

Le rapport numérique entre les quatre groupes ethniques connaît une évolution sensible. Le taux de mortalité, l’un des plus faibles du monde chez les Blancs et les Métis a également fortement baissé chez les Bantous grâce à un remarquable développement du système sanitaire et social. Le taux de natalité est moindre chez les Blancs (bien que se situant à 28 p. 1 000) que dans les autres groupes, où il dépasse 30 p. 1 000, surtout dans le groupe bantou, qui a ravi aux Coloureds la première place en ce domaine. Par ailleurs, la pyramide des âges montre que le groupe blanc est le plus âgé: 39,7 p. 100 d’hommes dans la tranche de 1 à 19 ans contre 50,5 p. 100 pour les Asiatiques, 54,6 p. 100 pour les Bantous et 55,5 p. 100 pour les Métis. La jeunesse joue par conséquent au profit des groupes ethniques non européens.

L’immigration blanche ne comble pas cet écart. Issue pour moitié du Royaume-Uni et bénéficiant surtout à la souche anglaise de la population européenne, cette immigration – encouragée – a connu des périodes fastes, notamment après la Seconde Guerre mondiale et dans les années soixante (377 000 immigrants entre 1967 et 1975). Depuis 1980, la balance entre émigrants et immigrants est pratiquement égale. L’inquiétude rampante sur l’avenir du pays explique ce net ralentissement.

La répartition géographique des groupes ethniques , très diversifiée, tient à des facteurs d’ordre climatique (zones arrosées et zones sèches ou montagneuses), d’ordre historique (conditions d’installation dans le pays) et d’ordre humain (migrations internes et évolution du marché du travail). La densité moyenne, 27,4 habitants au kilomètre carré, n’a pas grande signification puisqu’elle varie de 1 à 100 selon les régions géographiques. Elle est nettement plus forte à l’est du pays qu’à l’ouest, où se trouvent les zones arides, voire désertiques, du Karroo, du Kalahari et du Namib.

Les Blancs sont installés principalement sur les plateaux de l’intérieur (Transvaal et Orange) et sur la bande côtière maritime de l’Est et du Sud. Les Asiatiques sont concentrés au Natal, les Coloureds dans la province du Cap principalement. Quant aux Bantous, 52 p. 100 d’entre eux sont fixés au Transvaal, soit en zone européenne, soit dans lesbantoustans. La densité moyenne de ceux-ci est de 45 habitants au kilomètre carré, mais elle connaît également de fortes variations (67 au Kwazulu). C’est dire combien la localisation géographique des groupes ethniques a tissé un réseau complexe de relations intercommunautaires qui a beaucoup évolué depuis le début du siècle sous l’effet de la mobilité sociale.

L’urbanisation accélérée fait de l’Afrique du Sud le pays le plus urbanisé du continent africain. La découverte des mines d’or et de diamant au XIXe siècle, des sécheresses prolongées dans les années 1920, l’industrialisation croissante depuis 1945 ont provoqué des appels de population qui ont abouti à la formation de quatre grands centres de concentration urbaine autour de Johannesburg, Pretoria, Durban et Port Elizabeth. Ils absorbent à eux seuls 80 p. 100 de la population urbanisée, soit le tiers de la population sud-africaine.

En 1985, la population blanche était urbanisée à 89 p. 100, les Métis à 77 p. 100 et les Asiatiques à 91 p. 100; la proportion n’était encore que de 38 p. 100 chez les Bantous, mais c’est là que la tendance est la plus forte: on estime qu’ils seront urbanisés à 75 p. 100 en l’an 2000.

On imagine aisément les problèmes politiques, économiques et sociaux que soulève ce phénomène généralisé d’urbanisation. Cela étant, la faiblesse de la population globale fait que l’Afrique du Sud a peu de grandes villes. En 1986, trois seulement dépassent le million d’habitants: Johannesburg (1,7), Le Cap (1,5), Durban (1); deux autres l’approchent: Port Elizabeth (0,6) et la capitale, Pretoria (0,8), qui est la seule ville où Blancs et Noirs soient à égalité numérique. Partout ailleurs la population blanche est minoritaire.

Du multiracialisme au multinationalisme

Bien qu’inscrit dans l’histoire sud-africaine et dans la structure de la population, le fait multinational n’est officiellement reconnu en tant que tel – sous le nom de «politique de développement multinational» – que depuis 1979. Auparavant, le discours officiel évitait d’utiliser le mot multinational tout comme celui de fédéralisme, porteurs de revendications identitaires et autonomistes, et donc dangereuses pour le maintien de la suprématie blanche. «L’Afrique du Sud est un État multiracial mais non pas multinational», déclarait en 1972 un ministre du cabinet Vorster. C’est à partir des années 1980 que cette vision figée du devenir constitutionnel de l’Afrique du Sud commence à être remise en cause.

Chacun des quatre grands groupes ethniques revendique aujourd’hui le respect de son originalité dans l’ensemble sud-africain, tant dans le domaine politique et culturel que sur le plan économique et social. Aucun d’eux en tout cas n’entend désormais être confondu dans un système de société multiraciale dominé par une minorité. L’organisation politique de l’ensemble n’en est que plus difficile.

La communauté blanche constitue à peine le cinquième de la population totale. Elle dispose des revenus les plus élevés et du mode de vie le plus sophistiqué. Les «pauvresBlancs» ont pratiquement disparu. Dispersée autrefois dans toutes les régions de l’Union sud-africaine, cette communauté est aujourd’hui concentrée à plus de 52 p. 100 au Transvaal et au Cap. Les difficiles relations entretenues au cours du XIXe siècle entre les Boers et les Anglais ont laissé des traces, et les différences demeurent à de nombreux égards entre Afrikaners (descendants des Boers hollandais) et anglophones issus de la colonisation anglaise, aussi bien dans les modes de vie et de pensée que dans la culture, la religion (protestante) et la langue. Le fait que l’anglais et l’afrikaans(qui s’est substitué au hollandais en 1925) soient les deux langues officielles du pays en porte témoignage, de même que la tonalité de la presse écrite et les attitudes respectives à l’égard de la politique d’apartheid. Mais le clivage entre les deux groupes est moins net aujourd’hui qu’il ne le fut à certaine époque. Les Afrikaners (56 p. 100 de la communauté blanche) ont réussi une incontestable percée économique qui a atténué leur sentiment historique de frustration né de la guerre anglo-boer de 1899. Ils sont par ailleurs moins solidaires à l’égard de la politique gouvernementale et se divisent à l’occasion entre «crispés» (verkrampte ) et «éclairés» (verligte ) sur la question des relations interraciales. De toute façon la communauté européenne sud-africaine dans son ensemble est globalement confrontée à un problème majeur, son statut de «minorité dominante» étant de plus en plus remis en cause par les autres groupes ethniques. Aux groupes afrikaans et anglophone qui constituent l’ossature de la communauté blanche sud-africaine, il convient d’ajouter un groupe lusophone (immigrés européens venus du Mozambique et de l’Angola depuis la décolonisation portugaise de 1975).

Les communautés asiatique et métisse , beaucoup plus modestes en nombre, ont une position intermédiaire entre Blancs et Bantous qui a fluctué au cours de l’histoire de l’Afrique du Sud. Il n’est pas sûr que la jeune génération partage en tout point les aspirations et les conceptions politiques des générations antérieures qui visaient à s’intégrer le plus possible à la communauté européenne. Les résistances à la politique constitutionnelle prônée par Pretoria en sont la preuve.

La communauté asiatique, concentrée au Natal et surtout à Durban, est constituée essentiellement d’Indiens issus des travailleurs «importés» par contrat au cours du XIXe siècle comme main-d’œuvre dans les champs de canne à sucre. Ce sont à plus de 80 p. 100 des Indiens. On sait que de 1896 à 1916 Gandhi, avocat en Afrique du Sud, anima la résistance pacifique dans cette communauté et que le traitement discriminatoire de celle-ci fut la première question raciale inscrite à l’ordre du jour de l’O.N.U. dès 1946. Quelque 10 000 résidents d’origine chinoise sont rattachés à ce groupe asiatique qui, écarté du jeu politique national à l’époque de l’apartheid rigide, et considéré jusqu’en 1961 comme «résident temporaire», tend à être récupéré dans le cadre de la nouvelle Constitution.

Il en va de même pour les Métis, appelés Coloureds, ou encore «Malais du Cap», descendants d’unions entre Européens et femmes indigènes, surtout hottentotes. Nombre d’entre eux sont musulmans. Leur statut juridique a varié au cours de l’histoire, passant, dans la province du Cap, de la quasi-intégration au monde blanc au rejet systématique pour revenir à un statut intermédiaire.

L’évolution du statut politique de ces deux communautés, au sort incertain, a été peut-être l’illustration la plus manifeste des hésitations de la politique d’apartheid en tant que système de développement parallèle des races et des cultures en Afrique du Sud.

Quant aux Bantous – le terme Bantou désignant l’ensemble des Noirs, Hottentotset Bochimans compris –, le problème est fondamentalement différent dans la mesure où ils représentent à eux seuls les deux tiers de la population totale d’Afrique du Sud (21,6 millions en 1990 sans compter les habitants du Transkei, du Bophuthatswana, du Venda et du Ciskei, ce qui fait plus de 25 millions). Chacun des principaux sous-groupes – Xhosas, Zoulous, Sothos, Swazis et autres – est installé en priorité dans des zones traditionnelles qui ont servi de point de départ au découpage des bantoustans actuels. Les modes de vie et de culture varient de l’un à l’autre. Les dialectes bantous pratiqués en Afrique australe se distribuent en quatre familles (nguni, sotho, tsonga et venda) bien que le dialecte zoulou du groupe nguni tende à devenir la lingua franca et que se répande en zone urbaine un pidgin appelé fanakalo , qui est un mélange de zoulou, d’anglais et d’afrikaans.

Autre aspect de la diversité: 40 p. 100 d’entre eux résident dans les bantoustans à vocation essentiellement agricole alors que 60 p. 100 (13 millions en 1990) sont employés en zone blanche. Ce qui a posé trois problèmes délicats et complémentaires. Celui d’abord de la nationalité et du statut des migrants dans les white areas qui sont originaires de bantoustans devenus indépendants mais qui n’ont pratiquement aucune attache effective avec leur «pays d’origine». Tout un mouvement législatif en cours s’efforce de résoudre au mieux la question. Celui ensuite de la concurrence sur le marché du travail des travailleurs noirs véritablement «étrangers» (Lesotho, Botswana, Swaziland, Malawi, Zambie, Mozambique...) dont le gouvernement s’efforce de limiter l’accès en fonction des possibilités de travail. Pour des raisons diverses leur nombre a singulièrement diminué entre 1960 et 1980, tombant de 836 000 à 287 000, mais il est remonté à 350 000 en 1984. Celui enfin du statut économique et social des «Africains urbanisés» travaillant en quasi-permanence dans les zones industrielles blanches, qu’ils soient ou non originaires de bantoustans autonomes ou d’États noirs indépendants. C’est là sans doute le problème crucial qui a mis en échec la politique traditionnelle de ségrégationrésidentielle et de ségrégation dans l’emploi (job reservation ). L’une et l’autre ont subi dans les années 1980 des altérations plus ou moins profondes. Le gouvernement sud-africain entend évidemment contrôler le flot des migrations intérieures (politique de l’influx control ), malgré la suppression en 1986 du trop célèbre système du pass book , ou dompass (livret d’identité obligatoire pour les Bantous), violemment dénoncé par les Africains depuis des décennies. En 1982, il y a eu 206 000 arrestations pour non-respect de cette réglementation. Il s’efforce également d’améliorer les conditions de séjour des travailleurs migrants, avec ou sans famille: compounds ou hostels pour les célibataires plus ou moins encasernés; locations , c’est-à-dire villes nouvelles et cités-dortoirs installées à la périphérie des centres urbains blancs, mais coupés de ceux-ci, dont Soweto, avec ses 60 000 modestes pavillons répartis sur 32 kilomètres carrés où vivent plus de 500 000 habitants, donne, à proximité de Johannesburg, une triste idée; suppression progressive de sinistres bidonvilles (chantytowns ou poudokkies ), tels ceux d’Alexandra à Johannesburg ou de Cross Roads et de Nyanga au Cap.

Les efforts du gouvernement sud-africain pour améliorer la condition sociale et familiale des travailleurs migrants africains sont indéniables. La perspective d’un niveau de vie nettement supérieur attire d’ailleurs dans les régions développées de la République sud-africaine une foule de candidats au travail. Il n’en reste pas moins que la ségrégation résidentielle suscite des problèmes sociaux très sérieux (délinquance, sentiment d’appartenir à un ghetto, etc.), que la loi du nombre joue et que, d’une façon ou d’une autre, se pose la question du statut juridique d’une population nombreuse plus ou moins étrangère, peut-être, mais présente en permanence. Depuis l’abolition de l’apartheid et notamment de la loi de 1950 sur les groupes ethniques, ceux-ci sont désormais à égalité sur le plan du statut juridique. Mais les «différences» du point de vue économique et social entre les communautés ne peuvent être abolies par un coup de baguette magique...

4. Structures politiques

Le South Africa Act de 1909 avait doté l’Union sud-africaine d’un régime de monarchie parlementaire calqué sur le système britannique introduit déjà dans la colonie du Cap depuis le milieu du XIXe siècle. La Constitution du 31 mai 1961, qui, par un bref préambule, place l’État sous la double protection de Dieu et de l’histoire nationale, mais ne contient aucune déclaration de droits individuels ou collectifs, ne bouleverse pas la structure des institutions. On a retenu le cadre constitutionnel forgé en 1909 en l’aménageant pour tenir compte du caractère républicain du nouveau régime. Il en eût été tout autrement si l’on avait osé reprendre le projet de constitution républicaine publié en 1943 par les nationalistes purifiés. Ce projet posait clairement les fondements d’une république fasciste appuyée sur le «principe chrétien-national», le corporatisme, la discrimination raciale, et un système de gouvernement autoritaire de type présidentialiste nettement inspiré du système pratiqué dans les républiques boers du XIXe siècle. Le texte constitutionnel de 1961 a été remplacé en 1984 par une nouvelle Constitution qui, sans bouleverser fondamentalement les structures politiques traditionnelles, innove sur plusieurs points, notamment en ce qui concerne le rôle du président de la République et l’organisation du Parlement.

Enfin, la Constitution intérimaire de janvier 1994 opère une transformation presque complète du système politique sud-africain traditionnel, tel qu’il a fonctionné durant plus de quatre-vingts ans (1909-1994). Il faut le connaître pour mesurer l’importance de ce changement historique.

Le cadre constitutionnel traditionnel de la république d’Afrique du Sud (1961-1984)

Les institutions gouvernantes de la République obéissaient dans leur principe au modèle parlementaire britannique. Ce modèle était toutefois profondément altéré dans son fonctionnement pratique par deux données de lavie politique sud-africaine: l’exclusivité du droit de suffrage à la population blanche et la domination quasi monolithique du parti au pouvoir, le Parti national.

Le gouvernement

Le gouvernement se compose, alors, d’un président de la République et d’un Conseil exécutif, ou Cabinet, dirigé par un Premier ministre. Réservée en droit au seul président, la fonction exécutive est en réalité exercée par le Conseil exécutif, et plus précisément par le Premier ministre, qui est le véritable chef de l’organe exécutif. La capitale de la République, Pretoria, est le siège du gouvernement et de l’administration centrale.

Le président de la République

Le président succède à l’ancien gouverneur général de l’Union représentant la Couronne britannique, poste créé en 1910 et dont le titulaire, à partir de 1937, était nécessairement de nationalité sud-africaine.

C. R. Swart, gouverneur général depuis 1959, est devenu en mai 1961 le premier président de la République. Démissionnaire pour raisons de santé, il est remplacé en mai 1967 par T. E. Donges qui fut ministre dans les cabinets Malan et Verwoerd. La maladie l’empêche en fait d’assumer ses fonctions et, à son décès en janvier 1968, il est remplacé par J. J. Fouché, auquel succède en 1975 N. Diederichs qui décède à son tour en 1978. B. J. Vorster, élu à la présidence, est contraint de démissionner à la suite d’un scandale politique en juin 1979; il est remplacé par Marais Viljoen, conservateur sans grand relief personnel, dont le septennat sera écourté par la nouvelle réforme constitutionnelle.

Huit Premiers ministres depuis 1910, six présidents de la République depuis 1961: on serait tenté de croire que la fonction présidentielle ne réussit pas à l’Afrique du Sud.

Le président de la République est élu pour sept ans par les deux chambres réunies en congrès sous la présidence du chief-justice de la Cour suprême. Il n’est pas rééligible, sauf décision contraire du Congrès. Tout candidat à la présidence doit réunir les qualifications requises pour être élu sénateur (être électeur, âgé d’au moins trente ans, être de race blanche et de nationalité sud-africaine, résider dans le pays depuis cinq ans), mais ne doit pas obligatoirement être effectivement sénateur. Le choix reste donc théoriquement très large. En fait, c’est le parti gouvernemental qui seul, jusqu’ici, a présenté un candidat, élu donc automatiquement. Mais en cas de pluralité de candidats, l’élection se fait au vote secret et à la majorité absolue ou par élimination successive des candidats moins bien placés. C’est le speaker de l’Assemblée qui détermine la procédure de vote et la forme des candidatures qui doivent être signées du candidat lui-même et de deux membres du Congrès. La succession provisoire est assurée, dans l’ordre, par le président du Sénat, par le speaker de l’Assemblée ou par toute personne désignée par le Cabinet, en attendant de nouvelles élections.

Les attributions du président, théoriquement très vastes puisqu’il hérite des prérogatives de la Couronne, sont en fait celles d’un chef d’État en régime parlementaire classique. Hormis quelques cas précis, tous ses actes sont soumis à l’obligation du contreseing ministériel, ce qui atteste son irresponsabilité politique. Il ne pourrait être destitué qu’à la suite d’une procédure d’impeachment motivée uniquement par sa mauvaise conduite ou par son incapacité à remplir efficacement la charge présidentielle. Dans cette hypothèse, la destitution est acquise par le vote d’une résolution identique des deux chambres du Parlement – au cours de la même session – après examen d’un rapportétabli par une commission parlementaire mixte créée par l’Assemblée avec l’accord du Sénat.

Certaines formules ambiguës de la Constitution semblent accorder au président des pouvoirs particulièrement étendus: droit de veto législatif, droit de proclamer la loi martiale, droit exclusif d’exercer les pouvoirs spéciaux relatifs au contrôle et à l’administration des affaires asiatiques et bantoues. Cette disposition constitutionnelle (art. 3) signifie que les non-Blancs échappent au droit constitutionnel commun. Ces formules doivent être comprises à la lumière de la coutume constitutionnelle: dans la pratique, le président de la République est tenu d’agir, même en temps de crise, conformément à l’avis du Conseil exécutif et du Premier ministre. Il ne dispose donc pas réellement de pouvoirs propres.

C’est précisément sur ce point que porte la réforme constitutionnelle de 1983 qui tend à placer au premier plan la fonction présidentielle.

Le Conseil exécutif

Théoriquement simple donneur d’avis et en fonction «tant qu’il plaît au président», le Conseil exécutif détient l’effectivité du pouvoir. En vertu de la coutume constitutionnelle – la Constitution de 1961 confirme expressément le jeu des «conventions constitutionnelles en vigueur» au moment du changement de régime –, les ministres sont collectivement responsables devant l’Assemblée. En fait, depuis 1948 surtout, cette responsabilité politique n’a aucune chance sérieuse d’être mise en question en raison du poids et de la discipline du parti gouvernemental. L’une des pièces essentielles du parlementarisme se trouve ainsi bloquée.

Les ministres sont obligatoirement parlementaires et ont accès aux deux chambres pour exposer et défendre la politique du gouvernement. Leur nombre maximal est fixé à 18 par la Constitution (il était fixé à 11 en 1910), à quoi s’ajoute un maximum de 6 deputy ministers (sous-secrétaires d’État) qui dirigent un département par délégation ministérielle mais ne font pas partie du Conseil exécutif. Le nombre des départements ministériels est nettement plus élevé que celui des ministres. Il était de 28 en 1958 et a augmenté depuis cette date. Un ministre coiffe donc plusieurs départements. La tradition politique en Afrique du Sud est hostile à la multiplication des charges publiques. Mais l’accroissement des tâches gouvernementales dans un État moderne oblige à procéder à une extension du gouvernement et à distinguer, comme en Grande-Bretagne, entre ministres ayant rang de cabinet minister et les autres.

Le Premier ministre est toujours le leader du parti majoritaire. Il dispose du pouvoir réglementaire, élargi d’ailleurs par la pratique ancienne et toujours utilisé de la «législation déléguée», aggravée encore par la sous-délégation de pouvoirs. Le défaut de publicité systématique des décrets et arrêtés rend leur contrôle difficile. On s’est efforcé, ces dernières années, d’améliorer ce système empirique qui laisse planer des incertitudes sur les limites exactes des pouvoirs du gouvernement et qui risque toujours d’aboutir à l’arbitraire gouvernemental et à une administration plus ou moins secrète.

Le Parlement

Le passage en 1961 de la monarchie parlementaire à la république n’a pratiquement rien changé au bicamérisme traditionnel, Assemblée et Sénat. Détenteur d’une souveraineté en principe illimitée, le Parlement sud-africain peut modifier à sa guise la Constitution qui est de type souple. C’est un lieu de débat animé – car les partis s’y expriment très librement – mais le poidsmassif du parti gouvernemental, très largement majoritaire depuis 1948, tend à le transformer, au moment du vote, en chambre d’enregistrement. En substituant un pluricamérisme original et complexe au bicamérisme pratiqué depuis 1910, la réforme constitutionnelle de 1983-1984 introduit un changement apparemment important. C’est l’aboutissement, à certains égards inattendu, d’une évolution qu’il convient de retracer sommairement pour chacune des deux chambres, Assemblée et Sénat.

L’Assemblée

Élue pour cinq ans au suffrage universel direct «blanc», l’Assemblée tient une session ordinaire annuelle s’ouvrant au mois de janvier. À cette occasion les autorités gouvernementales doivent émigrer, avec tous les documents nécessaires, dans la ville du Cap, siège du Parlement. Exode coûteux imposé par la dispersion des capitales administrative et législative, solution de compromis adoptée en 1909 pour satisfaire les revendications des différentes provinces. La procédure parlementaire est typiquement britannique encore que le speaker de l’Assemblée ait des attaches partisanes. La prépondérance de l’Assemblée sur le Sénat est manifeste: elle conserve le dernier mot pour le vote des lois ordinaires et a la priorité pour la discussion et l’adoption des lois de finances, à l’égard desquelles le Sénat est pratiquement privé du droit d’amendement. C’est l’Assemblée aussi qui contrôle l’exécutif par le jeu de la motion de censure. Inversement elle peut être dissoute par l’exécutif, la dissolution anticipée – classique en Grande-Bretagne – étant considérée en Afrique du Sud comme possible. Entre 1910 et 1981 il y a eu seulement cinq dissolutions anticipées. La dernière Assemblée dans sa structure traditionnelle comprenait un total de 165 députés blancs dont 4 représentant la communauté métisse de la province du Cap. De 1949 à 1978 y figuraient aussi des représentants blancs du Sud-Ouest africain-Namibie. Les communautés asiatique et africaine n’ont droit à aucune représentation au Parlement de la République depuis qu’une loi de 1959 a supprimé les derniers vestiges de la représentation indirecte des Africains, qui, jusqu’à cette date, avaient droit à 3 représentants blancs. Le nombre de députés de la République est proportionnel à la population. À intervalles réguliers, une commission de délimitation procède au découpage des circonscriptions électorales sur la base du recensement le plus récent et selon des modalités complexes fixées par la Constitution. Ce système compliqué, et souvent critiqué, permet un gerrymandering au profit du parti gouvernemental. Du déséquilibre entre les circonscriptions résulte une sur-représentation des ruraux – pour la plupart fidèles au Parti national –, et cette distorsion dans la représentation nationale est accrue par le scrutin majoritaire uninominal à un tour, mode de scrutin toujours utilisé depuis 1910 pour les élections à l’Assemblée.

Le Sénat

Lors de sa création en 1910, le Sénat sud-africain, dont la composition avait été savamment étudiée pour en faire un instrument de contrepoids, était la chambre la plus complexe de toutes les assemblées du Commonwealth. Il avait été conçu comme un organe chargé de faire entendre la voix des minorités et de défendre l’égalité des provinces. Chacune d’elle avait droit à 8 sénateurs élus au suffrage indirect: à ces 32 sénateurs s’ajoutaient 8 sénateurs nommés pour dix ans par le gouverneur général en vue de défendre les aspirations des non-Blancs. Ce système, organisé à titre expérimental, ne devait pas être modifié avant 1936 où une loi accorda aux non-Blancs de la seule province du Cap 4 sénateurs blancs.

Mais la structure du Sénat fut complètement bouleversée durant la crise constitutionnelle de 1951-1956 née du projet de loi tendant à retirer le droit de vote aux Métis du Cap. Afin d’obtenir à la majorité requise le vote du projet, le Premier ministre Strijdhom obtint du législateur, en 1955, une modification totale de la composition du Sénat: le nombre de sénateurs élus passa à 90 et celui des sénateurs nommés à 19. L’égalité entre les provinces n’était plus respectée, le nombre de sénateurs à élire devenant proportionnel à la population. Dans le contexte politique de l’époque, le Parti national était assuré d’obtenir tous les sièges, sauf au Natal. De fait, ce nouveau Sénat comprenait 77 sénateurs appartenant au parti gouvernemental contre 30 auparavant. Cette opération purement politique et partisane devait d’ailleurs susciter de violentes critiques en Afrique du Sud même.

Passé la crise, la «fournée» de sénateurs devenait inutile. En 1960, la composition du Sénat est ramenée à des proportions plus modestes, sans rétablir pour autant le principe d’égale représentation entre les quatre provinces. À cette date, le Sénat comprend 54 sénateurs, dont 43 élus au suffrage indirect et selon le système du «vote unique transférable» et 11 nommés. Dans ce total figurent 4 sénateurs représentant la Namibie et 1 sénateur représentant les Métis de la province du Cap. En revanche, les autres communautés de couleur ne sont plus représentées à la seconde chambre.

Compte tenu des pouvoirs réduits du Sénat, la charge de sénateur n’offre sans doute qu’un intérêt secondaire, tout comme le bicamérisme sud-africain lui-même. Le gouvernement peut cependant y constituer une majorité de réserve par le jeu de la dissolution. Depuis 1926, et bien que le Cabinet ne soit pas responsable devant le Sénat, celui-ci peut toujours être dissous. Sénateurs élus et sénateurs nommés doivent alors résigner leur siège; les sénateurs nommés perdent en outre automatiquement leur siège en cas de modification dans la composition du gouvernement. Les fournées éventuelles de sénateurs sont donc relativement faciles.

L’affaiblissement progressif du Sénat n’a pas suscité de controverse majeure lorsqu’on a décidé de le supprimer en 1980. Quant à l’Assemblée élue exclusivement depuis 1959 par la communauté blanche, l’âge électoral étant fixé à dix-huit ans depuis 1958, elle ne représente en définitive que cette communauté. Ce système de gouvernement, qui s’était progressivement éloigné de son modèle parlementaire britannique à mesure qu’il se plaquait à la politique d’apartheid rigide, est abandonné officiellement en 1983 au prix, selon la formule gouvernementale, d’une «rupture complète» avec le cadre constitutionnel traditionnel sud-africain. Ce qui n’est pas tout à fait exact.

La Constitution de 1984

C’est à partir de 1976 surtout que le paysage constitutionnel de l’Afrique du Sud est remis en question dans les milieux officiels, soucieux de redonner une certaine dimension au concept de représentation nationale. Les rapports et commissions (commission Schlebusch et commission Buthelezi notamment) multiplient les recommandations et suggestions auprès du gouvernement, à la recherche d’un meilleur équilibre au sein de la république d’Afrique du Sud, étant désormais admis que les États noirs indépendants sont souverains pour le choix de leur système constitutionnel.

Le gouvernement sud-africain arrête finalement un projet de révision de la Constitution de 1961 et le soumet à référendum à l’électorat blanc – seul habilité à voter – le 2 novembre 1983. Malgré une campagneactive des opposants, le projet est approuvé à une majorité de 65,95 p. 100 (1 360 223 oui sur un total de 2 062 469 électeurs enregistrés) et avec un taux de participation électorale s’élevant à 76,2 p. 100. Le gouvernement peut donc se flatter d’un succès certain puisque deux tiers des électeurs blancs se sont prononcés en sa faveur. C’est en septembre 1984, après les élections et désignations dans les divers organismes prévus, que ce système institutionnel entre effectivement en vigueur, ouvrant ainsi une page nouvelle dans l’histoire politique de l’Afrique du Sud.

L’objectif essentiel est de réinsérer dans la vie politique nationale les communautés métisse et asiatique que l’apartheid rigide avait complètement exclues du jeu politique depuis 1959. La réforme comporte trois points principaux.

Le Parlement sud-africain est désormais tricaméral. Il comprend une Chambre de députés blancs (178), une Chambre de représentants métis (85) et une Chambre de délégués indiens, Chinois inclus (45), chacune des communautés élisant ses propres représentants. Chaque chambre délibère séparément sur les affaires d’intérêt particulier concernant sa propre communauté, mais les trois chambres siègent ensemble sur les affaires d’intérêt commun.

Chaque communauté a son propre gouvernement (cabinet) dirigé par un Premier ministre, seul compétent pour traiter des affaires spécifiques à la communauté. En revanche, les affaires communes aux trois communautés relèvent d’un Conseil des cabinets dirigé par le président de la république d’Afrique du Sud, dorénavant élu pour cinq ans par un collège restreint composé de parlementaires blancs (50), métis (25), indiens (13). Le président de la République cumule les fonctions de chef d’État et de Premier ministre et est assisté d’un vice-président, ce qui oriente l’Afrique du Sud vers un système présidentiel encore incertain.

Enfin, un Conseil présidentiel de 60 membres (35 élus par les trois chambres au prorata de leur composition et 25 nommés par le président de la République) assiste le président et décide en dernier ressort, en cas de conflit, ce qui relève des affaires d’intérêt communautaire ou d’intérêt général.

En définitive, ce partage relève de l’arbitrage du chef de l’État. D’où l’ambiguïté de cette réforme constitutionnelle.

Parmi les critiques adressées à ce système dans les différentes communautés on retiendra les deux principales. D’une part, la composition des différents organes, faite au prorata de l’importance démographique des groupes ethniques concernés sur la base du rapport 4-2-1 (Blancs, Métis, Asiatiques), donne à la communauté blanche le pouvoir final de décision. D’autre part, la réforme constitutionnelle laisse en dehors de son champ le sort des quelque 10 millions d’«Africains urbanisés» installés en quasi-permanence en zone blanche. On prévoit, au plus, la formation d’un Conseil consultatif bantou, ce qui ne résout pas le problème.

Si les partisans de l’apartheid rigide s’élèvent avec force contre un système constitutionnel qui bouscule leurs convictions, les Blancs «fédéralistes», opposés à l’apartheid, n’y trouvent guère de satisfaction. Métis et Asiatiques approuvent dans l’ensemble mais sans enthousiasme.

Une autre vision du devenir constitutionnel de l’Afrique du Sud est exposée dans le rapport de la commission Buthelezi, créée par l’Assemblée du Kwazulu, un bantoustan étroitement imbriqué, historiquement et culturellement, dans la province du Natal. Elle opte pour la formule d’un régionalisme authentique dans le cadre d’une démocratie «consociative» où toutes les communautés seraient représentées dans les centres de décision (suffrage universel au scrutin proportionnel, gouvernement multipartiste,droit de veto dans certaines matières reconnu à chaque communauté). Dans cette hypothèse, qui repousse l’indépendance des bantoustans, la région Kwazulu-Natal serait une entité multiraciale et très décentralisée au sein de la République sud-africaine. Utopie;

Quoi qu’il en soit, la forme de l’État sud-africain est remise en question pour la première fois depuis 1910. Trois formules sont en présence: celle du fédéralisme territorial, qui ne semble pas avoir l’aval de la majorité européenne; celle d’un véritable régionalisme politique multinational, recommandée par la commission Buthelezi; celle enfin de la constellation d’États de type plus ou moins confédéral prônée par le gouvernement et à laquelle se rattachent la politique d’indépendance (contrôlée) des bantoustans et la nouvelle structure constitutionnelle adoptée pour la République sud-africaine proprement dite.

Cette Constitution de 1984, qui inaugure un présidentialisme et un tricamérisme original, est promise à d’autres «développements politiques» dans la mesure où elle ne satisfait véritablement personne. Les Métis et Asiatiques ont largement boudé (participation de 20 à 30 p. 100) les élections de leurs représentants en août 1984 et les deux ministres non blancs du Conseil des cabinets ont démissionné ou ont été démissionnés en 1987-1988; la communauté «européenne» s’est divisée sur l’opportunité de cette restructuration constitutionnelle, qui remet effectivement en cause les dogmes fondamentaux de l’apartheid; la majorité bantoue, elle, n’est toujours pas directement concernée par ce prétendu changement – «l’apartheid repeint sa façade mais ne change pas», déclarait à l’époque l’évêque anglican noir Desmond Tutu.

La Constitution «intérimaire» de 1994 et la refonte complète du système politique sud-africain

Il aura fallu la volonté conjuguée de Frederik De Klerk, président de la République en titre jusqu’au 10 mai 1994, et de Nelson Mandela, vice-président de l’A.N.C. jusqu’à cette date, pour faire aboutir, en janvier 1994, cette nouvelle Constitution qui instaure un régime provisoire pour cinq ans (1994-1999) et qui, surtout, bouleverse de fond en comble le cadre constitutionnel sud-africain traditionnel.

Les difficultés à surmonter ont été nombreuses au cours des deux années (1992-1993) de négociations constitutionnelles et politiques au sein de la Convention pour une Afrique du Sud démocratique (Codesa) qui réunissait, sans distinction raciale ou idéologique, plus de trente formations politiques. Du côté «européen», un référendum consultatif (mars 1992) avait approuvé à plus de 68 p. 100 ce projet de changement, mais il avait également soulevé l’opposition absolue d’une minorité blanche viscéralement attachée à l’apartheid et préconisant la «sécession». Les extrémistes noirs de l’A.N.C., du P.A.C., du Parti communiste sud-africain redoutaient le «piège» politique. Par-dessus tout, l’opposition à ce processus de Mangosuthu Buthelezi, leader du Kwa-Zulu, faisait redouter le pire, la guerre civile, d’autant que les attentats meurtriers dans les townships et hostels africains, notamment au Transvaal et au Natal, ont fait des années 1992 et 1993 celles de la plus grande violence politique en Afrique du Sud.

À s’en tenir à l’essentiel, il faut relever: d’abord, l’adoption du suffrage universel (principe du one man, one vote , qui est pour les Bantous une «première» historique); la suppression des bantoustans, indépendants ou autonomes, et un redécoupage géographique et administratif de l’État unitaire sud-africain en neuf régions; la proclamation et garantie des droits de l’homme (c’est également une première en Afrique du Sud);l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois confié à une Cour constitutionnelle, garante de l’État de droit.

Sur le plan des institutions politiques nationales, les structures mises en place par la Constitution de 1984 qui se voulait innovante sont supprimées et remplacées par un système démocratique plus classique.

On revient à un Parlement bicaméral, comprenant une Assemblée nationale (400 députés) et un Sénat (99 membres), chaque chambre étant élue selon un mode de scrutin spécifique de façon que les régions soient ou se sentent représentées. C’est donc une sorte de «régionalisme politique» à mi-chemin entre État unitaire centralisateur et État fédéral. Cette question a été largement débattue.

Quant à l’organe exécutif, il est obligatoirement multipartite parce que devant être, pendant cinq ans au moins, un «gouvernement d’union nationale». Ce sont le résultats électoraux qui font la répartition des choix et des responsabilités pour l’attribution de la présidence de la République, des deux vice-présidences, et des vingt-sept ministères qui constituent le Cabinet. Dans ce système provisoire, c’est le président de la République et chef de l’État qui détient, sauf à consulter, le pouvoir exécutif. On retrouve ce souci de compromis au nom de l’unité nationale dans l’organisation des assemblées régionales et locales.

La Constitution définitive — ou plutôt permanente — de l’Afrique du Sud devrait normalement (art. 68) être adoptée par les deux Chambres du Parlement réunies en Assemblée constituante et à la majorité des deux tiers, ou, à défaut, par référendum sous contrôle de la Cour constitutionnelle. De toute façon, la Constitution intérimaire enjoint au futur constituant le respect de... trente-quatre principes constitutionnels. Qu’en sera-t-il de ce programme, en 1999, au terme des cinq années de transition démocratique;

Système judiciaire sud-africain

Enchevêtrement des systèmes juridiques

La double origine hollandaise et anglaise du droit sud-africain, le développement séparé du système judiciaire dans les colonies et dansles républiques boers du XIXe siècle et la discrimination raciale confèrent à l’administration de la justice un visage complexe et original. Il faut souligner à cet égard deux aspects particulièrement importants: le droit coutumier, en pleine expansion aujourd’hui, caractérise le système juridique civil et même pénal applicable aux sujets africains auxquels s’appliquent les différentes coutumes tribales; quant au droit applicable aux Blancs, c’est un droit composite et savant dont le fond est constitué par la common law britannique et par le droit romain revu par les glossateurs hollandais du XVIIe siècle, Grotius, Bynkershoek, Johannes Voot. D’où son nom de droit romano-hollandais. L’Afrique du Sud est ainsi l’un des rares pays où le droit romain soit invoqué, au XXe siècle, à la barre d’un tribunal.

Le système du jugement par un jury (exclusivement blanc), aboli en matière civile depuis 1927, reste possible en matière criminelle. Mais il est de moins en moins appliqué.

Multiplicité des juridictions

L’organisation judiciaire repose sur une hiérarchie de tribunaux civils et répressifs placés sous le contrôle d’une Cour suprême. Les tribunaux inférieurs sont répartis en quatre catégories: magistrate’s courts , regional courts (à compétence uniquement pénale), justices de paix (en voie d’extinction) et native courts.

Les magistrate’s courts ont pour ressort le district. Il y en a actuellement 309 réparties en 6 divisions régionales. Le magistrate est un fonctionnaire administratif chargé en même temps de fonctions juridictionnelles au civil et surtout au pénal où ses pouvoirs sont, en fait, très étendus. Les magistrate’s courts, introduites en 1927 au Cap et généralisées en 1928, sont les tribunaux de premier degré les plus importants.

Les anciennes native courts s’appellent aujourd’hui «tribunaux spéciaux pour les Noirs». Ceux-ci sont évidemment justiciables, dans la République, des tribunaux ordinaires, mais ils disposent de tribunaux spéciaux pour les affaires relevant de la loi locale ou de coutumes tribales tant au civil qu’au pénal. On trouve ainsi des chiefs courts avec appel possible aux commissioners courts , puis à l’une des trois cours d’appel spécialisées existant à Johannesburg, Pietermaritzburg et King William’s Town. Il y a aussi des tribunaux spéciaux en matière de divorce ainsi que des tribunaux pour enfants.

Dans les nouveaux États noirs indépendants, le Parlement a le droit d’organiser comme il l’entend la hiérarchie des tribunaux. Certains l’ont fait, d’autres ont conservé pour l’instant les tribunaux existants. La Cour suprême de la république d’Afrique du Sud reste en toute hypothèse l’organe ultime en cas d’appel de décisions rendues par le tribunal le plus élevé de ces États. À ce titre elle joue un rôle comparable à celui du Comité judiciaire du Conseil privé de la Couronne, en Grande-Bretagne, pour les pays membres du Commonwealth britannique.

Comme dans tous les États modernes développés, on assiste en Afrique du Sud à la multiplication de juridictions spécialisées (droit du travail, droit administratif et économique, législation des eaux, des monopoles, etc.). Une place toute spéciale est à faire aux tribunaux d’exception (special superior courts ), créés à l’initiative du président de la République en cas d’affaire se rapportant à la sécurité de l’État ou au maintien de l’ordre public. Ce sont des tribunaux ad hoc , formés de trois juges désignés à cet effet, dont la décision est susceptible de recours devant la Cour suprême, siégeant avec cinq membres au lieu de trois pour les procès criminels ordinaires. La lutte anticommuniste et antiterroriste, conduite avec l’aide vigoureuse des unités spécialisées de police (Security Branch et Special Task Force créée en 1975), alimente l’activité répressive de ces tribunaux d’exception.

Le juge face au problème racial

La Cour suprême d’Afrique du Sud a été instituée en 1910, sur le modèle de la Cour suprême fédérale des États-Unis, par la réunion des hautes cours existantes dans les quatre colonies au moment de la formation de l’Union. Son siège est à Bloemfontein, capitale de la province d’Orange et de ce fait capitale judiciaire de l’Afrique du Sud. Elle comprend plusieurs «divisions provinciales»; six en 1989: trois dans la province du Cap et une dans chaque autre province – celle qui existait dans le Sud-Ouest africain-Namibie ayant été supprimée –, elles peuvent se dédoubler en «divisions locales» (trois au Cap) et en cours itinérantes (circuit courts ).

Ces démembrements de la Cour suprême, qui se traduisent par un tribunal allégé, ne portent pas atteinte à l’unité de la jurisprudence parce que l’instance judiciaire la plus élevée, la Division d’appel (Appellate Division ), conserve toujours et sur toute l’étendue de la République un pouvoir de contrôle ultime. Elle est composée d’un président, ou chief justice et d’un certain nombre de juges d’appel (six actuellement), laissé à la discrétion du président de la République en vertu du Supreme Court Act de 1959. Ses arrêts s’imposent à tous les tribunaux de l’État, y compris aux divisions provinciales de la Cour. Dotée d’une compétence d’appel étendue tant au civil qu’au criminel, elle contrôle aussi la validité des ordonnances provinciales et instruit le contentieux des élections législatives. Elle souffrait au départ de deux défauts dont la gravité s’est manifestée au cours de la crise constitutionnelle de 1951-1956. Le nombre de juges – qui sont nommés à vie et pratiquement inamovibles – peut toujours être modifié par le gouvernement. Il est actuellement fixé à neuf. Ses pouvoirs en matière de contrôle de constitutionnalité des lois n’ont jamais été rigoureusement précisés. Lorsqu’en 1951 le cabinet Malan déposa un projet de loi tendant à retirer le droit de vote aux Métis du Cap, ce qui impliquait une modification de la section 35 de la Constitution selon une procédure spéciale, il se heurtaalternativement au Parlement et à la Division d’appel de la Cour suprême qui, par deux fois, annula la loi votée irrégulièrement. Au bout de cinq années, la résistance du Parlement fut brisée par l’augmentation du nombre de sénateurs et celle de la Cour suprême par la nomination de six juges supplémentaires favorables à la politique du gouvernement.

Cette résistance des juges devait coûter à la Division d’appel des pouvoirs importants. Une loi de 1959 lui retire, en effet, expressément le droit de contrôler la constitutionnalité des lois. De plus, toutes les dispositions constitutionnelles relatives au statut des non-Blancs ont perdu leur caractère constitutionnel spécial, ce qui permet au Parlement de les modifier à volonté selon les circonstances.

La Constitution de 1984 réaffirmait dans son préambule le principe démocratique de l’indépendance du pouvoir judiciaire et confirmait la Cour suprême dans ses attributions traditionnelles de juge d’appel mais non dans celles de juge de constitutionnalité des lois, rôle qu’elle avait perdu presque entièrement depuis 1959.

En revanche, la Constitution de 1994 (r)établit un contrôle de constitutionnalité des lois sans lequel il n’y a pas de minimum d’État de droit. Cela étant, il est probable que les futures constructions institutionnelles «post apartheid» entraîneront des modifications dans le traditionnel système judiciaire sud-africain.

Organisation provinciale et locale

Le système de décentralisation administrative mis en place en 1909, et qui n’avait pas enregistré de modifications sérieuses depuis cette date, est en cours de transformation en ce qui concerne la participation politique.

La Constitution de 1994 réorganise, en effet, l’ensemble du système d’administration locale dans un souci d’harmonisation et, aussi, de plus grande autonomie. Il faut, à grands traits, retracer l’évolution pour en saisir la spécificité.

Les institutions provinciales

Les quatre provinces apparues à la suite de la guerre des Boers, au début du XXe siècle, varient beaucoup en superficie et en population. La province du Cap est de loin la plus vaste (57,1 p. 100 du territoire) et celle du Natal la plus petite (8,1 p. 100); la province du Transvaal (23,4 p. 100) est la plus peuplée, et celle de l’Orange – État libre d’Orange, O.F.S. selon l’appellation traditionnelle – la moins peuplée (11,4 p. 100). Mais toutes étaient organisées sur le même modèle institutionnel. Un conseil de province, assemblée représentative de la population blanche, était élu pour cinq ans au suffrage direct et un Comité exécutif de quatre membres, présidé par un administrateur nommé par le président de la République et soumis à son contrôle hiérarchique, assurait la gestion des affaires provinciales dont la liste – toujours modifiable par une loi du Parlement – était donnée par la Constitution.

Les ordonnances provinciales (délibérations) votées par le conseil de province étaient soumises au contrôle du Parlement et de la Cour suprême. Mais l’insuffisance des budgets provinciaux, subventionnés jusqu’à concurrence de 50 p. 100 par le pouvoir central, limitait le pouvoir de décision de ces conseils.

Nourri de souvenirs historiques, de rivalités linguistiques et ethniques, de traditions et d’aspirations différenciées, le sentiment provincial reste très vif alors que les «frontières provinciales» sont devenues anachroniques au regard des besoins modernes de l’administration.

En revanche, depuis juin 1986, le système traditionnel d’administration des provinces – exclusivement blanc depuis 1910 – est devenu multiracial. Des «autorités exécutives multiraciales» (par exemple au Transvaal, un exécutif composé de deux Blancs, un Noir, un Métis et un Indien), désignées par le président de la République, se sont substituées aux conseils de province et comités exécutifs antérieurs. En outre ont été créés des conseils régionaux de services (les huit premiers sont entrés en fonction en juillet 1987), organes interraciaux chargés de gérer toutes les affaires d’intérêt général concernant les différentes communautés. Ces conseils régionaux de service (C.R.S.), qui se situent pour l’instant à l’échelon intermédiaire entre les municipalités de base et les nouveaux conseils interraciaux, devraient à terme recouvrir l’ensemble du pays et constituer la nouvelle organisation territoriale décentralisée. C’est donc une réforme historique qui est mise en chantier. Ce système d’administration provinciale s’applique aussi dans les bantoustans «autonomes». Ainsi une autorité exécutive commune (J.E.A.) a été installée en novembre 1987 au Natal, comprenant cinq représentants noirs du Kwazulu et cinq représentants pour les communautés blanche et indienne.

Les institutions locales

La plupart des institutions locales de la République ont une origine et un régime qui remontent à la première moitié du XIXe siècle. Le système, variable d’une province à l’autre, est assez complexe. Le local government est peu développé, sauf au Cap, dans les zones rurales où l’on trouve des committees , councils ou village boards chargés principalement de responsabilités en matière sanitaire et sociale. En revanche, dans les grandes villes où vivent les deux tiers de la population blanche, le système des municipalités élues (town council , ou city council , ou borough council ) fonctionne régulièrement sur la base de budgets importants. C’est dans la province du Cap que le local government est le plus solidement établi aussi bien dans les villes (6 city councils en 1980 sur un total de 13 pour l’ensemble des quatre provinces et 176 town councils sur un total de 327 pour l’ensemble de la République) que dans les campagnes où les divisional councils regroupent toute une gamme variée d’institutions locales au niveau du village.

Depuis les années 1980, la politique gouvernementale a été de favoriser chez les Métis et les Asiatiques la création d’institutions locales, consultatives ou décisionnelles, dès lors qu’il s’agit du traitement de leurs propres affaires. Pour les Noirs urbanisés l’hésitation a été plus grande. Les 14 regional boards , chargés surtout de régulariser le flux de l’immigration intérieure, et les 232 black community councils (conseils de communautés) qui gèrent sur le plan social les townships africaines existant dans la République ne relèvent pas d’un véritable pouvoir local. Mais une loi promulguée en 1982 remplace ces conseils par des «collectivités locales» dotées d’attributions beaucoup plus étendues et élues dans des conditions plus ouvertes: le droit de vote (âge abaissé à dix-huit ans) est accordé non seulement aux «résidents permanents», comme c’était le cas jusqu’ici en vertu de la législation de 1945 sur les zones urbanisées noires, mais aussi à tout travailleur sous contrat ayant au moins une année de séjour. Les 29 premières municipalités noires destinées à devenir autonomes au même titre que les municipalités blanches ont été élues en novembre 1983. Tout cela est désormais changé. La mise en place des nouvelles (neuf) régions ou provinces avec une assemblée et un conseil exécutif aux compétences étendues s’effectue progressivement; il en va de même en ce qui concerne les nouvelles municipalités en cours deformation; sans oublier le rôle dévolu aux autorités traditionnelles (dans chaque province est établie une chambre des leaders traditionnels) dont la consultation est obligatoire pour toutes les affaires relatives aux traditions et coutumes sur les plans local et national.

Forces politiques

Pendant plusieurs décennies, la politique d’apartheid a été le point fixe autour duquel s’est structuré le jeu des forces politiques et des groupes de pression internes et internationaux – qu’il s’agisse des organisations professionnelles, des partis politiques ou des Églises. C’est seulement en 1990 qu’est intervenue en ce domaine l’ouverture démocratique.

Organisations professionnelles

Dans ce pays industrialisé, le syndicalisme ouvrier représente une force active en dépit des divisions actuelles qui l’affaiblissent. Apparu avec la découverte des mines, modelé sur le trade-unionisme britannique et appuyé surtout par le Parti travailliste sud-africain, le syndicalisme n’a obtenu véritablement sa reconnaissance qu’en 1924, après toute une série de grèves violentes entre 1910 et 1922. Il s’organise alors sur un plan national – le South African Trades and Labour Council devenant la centrale la plus importante – et étend son action aux travailleurs non spécialisés de toute race soit à travers des syndicats mixtes, soit dans le cadre de syndicats propres à chaque communauté.

La politique d’apartheid perturbe profondément le mouvement syndical à partir de 1948: 7 à 8 centrales, plus ou moins politisées, apparaissent; les syndicats mixtes (Blancs et Métis-Asiatiques) sont interdits; le droit syndical n’est pas reconnu en tant que tel aux travailleurs africains, leurs associations n’ayant qu’un rôle «éducatif». En dépit de quelques exceptions, dans le textile par exemple, le syndicalisme ouvrier sud-africain était essentiellement un syndicalisme blanc, et dans l’ensemble opposé à la promotion professionnelle des non-Blancs.

Ce dualisme rigide a pris fin avec le Industrial Conciliation Act de 1979, pris sur le rapport de la commission Diederichs créée en 1977, et entré en vigueur en 1980. L’apolitisme syndical demeure la règle impérative, mais la notion de «travailleurs» (donc de personnes susceptibles d’adhérer à un syndicat) a été élargie et, surtout, la ségrégation légale est désormais levée. Des syndicats mixtes peuvent désormais être créés et les travailleurs bantous se voient reconnaître le droit syndical. En janvier 1980 apparaît, date historique, le premier syndicat noir (African Transport Workers’ Union). En deux ans (1980-1982), le nombre augmente sensiblement. Sur les 194 branches syndicales enregistrées au 31 décembre 1983, on en comptait 56 exclusivement blanches, 35 métisses et 23 bantoues, les 80 autres étant des syndicats mixtes.

La syndicalisation varie évidemment selon les secteurs industriels et les groupes raciaux. En 1982 étaient enregistrés 199 syndicats ouvriers et 262 associations patronales. Plusieurs centrales (on en compte une bonne dizaine en 1989) s’efforcent de fédérer le mouvement syndical ouvrier-employé mais, depuis les années 1970, on assiste à des tentatives de regroupement inédites et particulièrement combatives. Le T.U.C.S.A. (Trade Union Council of South Africa) est la centrale, multiraciale, la plus importante (57 syndicats, un demi-million de membres); la S.A.C.L.A. (South African Confederation of Labour), avec 12 syndicats et 110 000 membres, est une centrale «authentiquement blanche»; le C.U.S.A. (Council of Unions of South Africa) lancéen 1971 est à dominante africaine (12 syndicats, 85 000 membres); le C.O.S.A.T.U. (Congress of South African Trade Unions), né en 1985, rassemble 34 syndicats noirs dont la puissante Union nationale des mineurs (N.U.M.), soit quelque 500 000 membres, et se pose en adversaire résolu de la législation en vigueur et en partisan des sanctions économiques. Le C.O.S.A.T.U., qui dispose d’une masse de manœuvre importante dans la communauté noire, représente, parmi d’autres centrales, la nouvelle vague militante qui revendique un fonctionnement démocratique par opposition aux structures plus «administratives» du T.U.C.S.A., dont l’origine remonte à 1954. Les syndicats autonomes, non affiliés à une centrale, représentent néanmoins 36 p. 100 du total.

Calculé par rapport à l’ensemble des travailleurs dans l’industrie (14,1 millions), le pourcentage de syndicalisation donnait, en 1982, 2,5 p. 100 chez les Noirs (79 000 sur 3,2 millions); 30,5 p. 100 chez les Métis et Asiatiques (243 000 sur 797 000) et 29,3 p. 100 chez les Blancs (460 000 sur 1,6 million).

Dans le milieu rural, la cohésion professionnelle et politique des agriculteurs blancs est solidement entretenue par le jeu combiné des coopératives et des organisations professionnelles très structurées sinon totalement encadrées par les pouvoirs publics. Au sommet, une organisation unique – la South African Agricultural Union, ou S.A.A.U. –, est le porte-parole exclusif des fermiers auprès du gouvernement. Elle constitue l’un des groupes de pression les plus influents de l’Afrique du Sud. Le mouvement coopératif (319 coopératives) se développe chez les producteurs agricoles, en liaison d’ailleurs avec la S.A.A.U. Il en va de même dans les organisations gravitant autour de l’agro-industrie.

Du côté des employeurs, la puissance des trusts industriels et financiers pèse d’un poids très lourd sur la politique intérieure et extérieure de la République. Les groupes miniers, telle l’Anglo-American Corporation qui en tant que holding possède ou contrôle en Afrique australe 152 compagnies diverses, les milieux de la Bourse, la très puissante Chambre des mines ne sont que quelques-uns de ces groupes de pression. Un trait particulier réside dans l’effort accompli depuis 1940 par la communauté afrikaner pour pénétrer dans le secteur commercial, industriel et financier. Dans l’exploitation des mines d’or, le groupe Federale Mymbou est exclusivement afrikaner. L’État prête un appui plus ou moins direct à cette montée du capitalisme afrikaner à travers des organisations professionnelles encouragées par lui, comme le Reddingesdaabond ou l’Afrikaanse Handelinstitut (sorte de chambre nationale de commerce ouverte aux seuls hommes d’affaires afrikaners). Leur influence demeure cependant modeste par rapport à celle d’associations ou de fondations privées (United South African Trust Fund, South African Foundation) gravitant autour des groupes financiers internationaux et des magnats de l’industrie sud-africaine dont le plus représentatif est actuellement H. F. Oppenheimer.

Partis politiques

Jusqu’au début des années 1980, la législation raciale – et les habitudes de comportement – ont fait que les partis politiques en Afrique du Sud n’ont eu qu’une clientèle blanche. Le pluralisme politique, très réel, ne concernait en somme que la communauté européenne, à deux exceptions près: le Parti communiste sud-africain, interdit depuis plusieurs décennies, et à une certaine époque la communauté métisse dans la province du Cap. En fait, quelles que fussent les éventuelles organisations ouvertes aux non-Blancs, le système des partis était réservé aux seuls Sud-Africains «européens».

Le nombre des partis politiques blancs oscille entre quatre et huit avec une tendance au bipartisme assez nette de 1910 à 1948. À partir de cette date, le Parti national s’impose comme parti très (trop) dominant et l’est toujours à la fin des années 1980 malgré une modification de la scène politique sud-africaine.

Trois traits caractérisent les partis. Tout d’abord l’influence des attaches linguistiques et ethniques sur la ligne de division des partis blancs. Les partis «modérés» (South African Party de 1910 à 1934, puis United Party depuis 1934) prennent assise surtout dans la communauté anglaise et dans l’étroit secteur libéral de la communauté afrikaner, souvent accusé comme le furent Botha et Smuts d’anglophilie. La majeure partie de la communauté afrikaner, elle, soutient massivement la tendance nationaliste: ce fut le cas pour le Parti national animé par Hertzog de 1912 à 1934, et pour le Parti nationaliste purifié fondé en 1930 et redevenu Parti national en 1948. Entre ces deux familles, les petits partis ont toujours été sur le plan parlementaire tenus en veilleuse (Parti travailliste, pratiquement disparu depuis 1953) ou écrasés (Parti communiste, 1920-1950; Parti libéral, 1953-1961; Parti fédéral progressiste, créé en 1959). En deuxième lieu, le régionalisme marque la vie des partis, soit au niveau de leur organisation interne, soit au niveau de leur programme. Ainsi les branches locales dans la province du Cap s’efforcent toujours de maintenir un dialogue ouvert; au Natal, l’esprit fédéraliste et la fidélité aux idéaux du Commonwealth ont constamment engendré des partis mineurs, battus d’avance aux élections nationales mais néanmoins présents dans la bataille (Parti unioniste de 1910 à 1920; Home Rule Party et Dominion Party dans les années 1930; Union Federal Party en 1958; Natal Front en 1966). Enfin, l’ensemble des partis, en dépit de divergences sur le choix des méthodes, s’accordait au fond sur le maintien de la primauté de la minorité européenne dans la conduite de la politique du pays. Il faudra l’éclatement de violences répétées depuis l’affaire de Soweto (1976) et le changement amorcé par le président Botha pour que la cassure politique se manifeste dans le système des partis blancs.

La vie politique parlementaire sud-africaine s’est beaucoup simplifiée depuis 1948 avec la victoire électorale du Parti national, qui a maintenu et même renforcé sa situation de parti dominant au cours des neuf élections législatives ultérieures. Bien qu’ayant enregistré un recul de voix aux élections anticipées de juin 1981 (55 p. 100 contre 65 p. 100 auparavant), il obtient, en vertu du mode de scrutin, 131 sièges sur 165. L’ancien Parti uni, qui faisait un peu figure d’opposition de Sa Majesté, a fini par éclater; il disparaît en 1977, son successeur, le Parti de la nouvelle République, n’emportant que 10 sièges. L’opposition à l’Assemblée est alors le fait du Parti fédéral progressiste, opposé à l’apartheid, qui, apparu très modestement dans les années 1960, a fait une première percée sur la scène nationale en 1977 (17 sièges) suivie d’une seconde en 1981 (26 sièges). Si l’arithmétique parlementaire n’est pas bouleversée pour autant, ces changements reflètent un début de reclassement de l’électorat blanc, une fraction de la communauté afrikaner rejoignant les «progressistes» à dominante anglophone. Plus révélatrice peut-être est la fracture qui s’est opérée à partir de 1976 au sein du Parti national, dont l’extrême droite s’est détachée pour fonder deux petits partis proches mais distincts: le Parti national réformé avec Albert Hertzog (décédé en 1983) et le Parti national conservateur de A. Treurnicht devenu le champion de l’apartheid traditionnel et adversaire de la politique réformiste de Pieter W. Botha. Les élections législatives anticipées de mai 1987 étaient un testimportant puisque plus de trois millions de Sud-Africains blancs étaient appelés à élire leurs 166 députés (parmi 479 candidats) dans la nouvelle chambre du Parlement tricaméral. Le vote (avec une participation électorale de 68 p. 100) avait aussi le sens d’une approbation ou d’un rejet de la politique «réformiste» de déségrégation entreprise par Pieter W. Botha et le Parti national. En remportant 123 sièges et 52 p. 100 des suffrages, le Parti national maintient sa suprématie.

Avec seulement 19 élus, le Parti fédéral progressiste (14 p. 100 des suffrages exprimés) enregistre un net recul tandis que le Parti conservateur, avec 22 sièges et 26 p. 100 des suffrages, devient la seconde formation politique blanche du pays. Les autres formations et candidats indépendants (2 sièges en tout) sont proprement écrasés. Cette montée de l’extrême droite blanche, plus que jamais accrochée à la défense de l’Afrikanerdom de l’apartheid, traduit une crispation certaine dans la communauté européenne et principalement afrikaner.

Dans le sillage des partis, il faudrait signaler l’influence diffuse mais réelle exercée par certaines associations ou plutôt confréries plus ou moins secrètes.

Du côté nationaliste, le Broederbond (Association des frères), apparu en 1918 et ouvert exclusivement aux Afrikaners mais très sélectif, a tissé entre le Parti national et l’appareil d’État des liens d’autant plus étroits qu’ils restent discrets. Aujourd’hui, les milieux d’extrême droite développent ce type d’associations plus ou moins nébuleuses mais vouées à la violence. La création en mai 1984 de l’Afrikaner Volkswag (la Garde de la nation afrikaner) qui entend restaurer les vraies valeurs de la nation boer et lutter «contre la vague de libéralisme qui balaie le pays» est symptomatique. Son président-fondateur, le théologien C. Boshoff, est l’ancien directeur – démissionnaire en juillet 1983 – du Broederbond. L’ancien noyau dur du militantisme afrikaner est dépassé. Quant aux groupuscules voués à un racisme antisémite et anti-noir, tels l’A.W.B. du député Eugène Terreblanche, l’Association des immigrants internationaux, le Mouvement de libération blanche (B.B.B.), la Communauté allemande des fermiers, le front R.S.A., etc., ils ne représentent qu’une infime minorité mais leur agitation inquiète manifestement le gouvernement.

L’ouverture au pluralisme politique et syndical dans toutes les communautés, en particulier la légalisation du Parti communiste sud-africain et de l’A.N.C., jusqu’ici bannis, et de leurs diverses ramifications, va bouleverser inévitablement l’échiquier politique. Déjà le United Party, traditionnel parti d’opposition «blanc» à l’apartheid, annonce en 1994 son sabordement.

On peut s’attendre à d’autres bouleversements politiques dans les cinq années (1994-1999) de cette période officiellement transitoire.

Les Églises

On ne saurait oublier que plus de 80 p. 100 de la population sud-africaine est chrétienne, les autres religions ayant toutes une assise raciale mais proportionnellement peu d’adeptes: l’animisme est pratiqué principalement chez les Noirs, l’hindouisme chez les Asiatiques, l’islam (1,3 p. 100) chez des Métis et des Asiatiques, le judaïsme dans la communauté anglophone (120 000 personnes, soit 7 p. 100 de cette communauté).

Les Églises chrétiennes rassemblent, toutes races confondues, une vingtaine de confessions parmi lesquelles les Églises protestantes, elles-mêmes diversifiées, sont dominantes. En pourcentage de fidèles par rapport à la population totale (1988), les trois premières confessions sont dans l’ordre: les Églises protestantes africaines indépendantes(16,87 p. 100), les Églises réformées afrikaans dont la puissante N.G.K. (Église réformée hollandaise, 14 p. 100), l’Église catholique (9,50 p. 100).

Marquées profondément par l’histoire et les cultures des communautés ethniques – dans un pays qui est resté profondément religieux et puritain –, toutes les Églises chrétiennes ont eu à se situer par rapport à l’apartheid, y compris la N.G.K. dont l’autorité morale a toujours été considérable dans la communauté afrikaner. Depuis une décennie elles sont devenues plus militantes sur le terrain politique.

L’Église catholique, qui a ouvert progressivement ses séminaires, dénonce en 1978 le «système oppressif de l’apartheid» au cours de la conférence épiscopale annuelle réunissant les trente et un évêques d’Afrique du Sud, et poursuit depuis dans cette voie. Le Conseil sud-africain des Églises (S.A.A.C.), qui parle au nom de 15 millions de fidèles protestants, noirs et blancs, discute de la «résistance justifiée à des lois injustes»... «Il est minuit moins une pour l’Afrique du Sud», lance publiquement en 1978 le révérend Desmond Tutu qui a pris la présidence du mouvement au début de l’année. Même la N.G.K. – qui se trouvait isolée dans son soutien à la politique d’apartheid depuis qu’elle avait rompu tout lien avec l’Église mère des Pays-Bas en apprenant, en 1979, que celle-ci soutiendrait désormais la lutte contre la discrimination raciale – a opéré un revirement historique au synode du Cap en octobre 1986: à une très forte majorité elle a pris position contre toute tentative de justification biblique de l’apartheid en tant que système social et politique, parce que «contraire aux principes d’amour du prochain, de justice... et portant atteinte à la dignité humaine de tous les intéressés». Il y a eu inévitablement des dissidences. Mais c’est un pas important sur la voie du changement des mentalités.

Organisations politiques non blanches

Les organisations politiques non blanches sont apparues, dès la fin du XIXe siècle, en réaction contre la politique de discrimination raciale. Jusque vers 1920 c’est la communauté indienne, animée par le Natal Indian Congress qu’avait fondé Gandhi (avocat en Afrique du Sud de 1894 à 1916), qui se montre la plus combative en multipliant les mouvements de désobéissance civile. Le nouveau parti créé en 1920, le South African Indian Congress (S.A.I.C.), continue la lutte en se confinant toutefois à la seule défense des intérêts de la communauté asiatique. Du côté africain, l’opinion est nettement moins en flèche à cette époque. L’African National Congress, fondé en 1912, est un groupement réduit d’intellectuels, surtout pasteurs et instituteurs formés dans les écoles missionnaires, où le traditionalisme et le régionalisme ainsi que les querelles de personnes l’emportent sur le souci d’efficacité politique. De toute façon chaque communauté entend jouer son propre jeu. C’est à l’issue de la Seconde Guerre mondiale que les organisations politiques non blanches, restructurées, manifestent leur dynamisme et leur cohésion sur le plan national. Bien que divisée, l’opposition indienne du S.A.I.C. déclenche l’agitation intérieure dès 1946 et fait porter la question indienne à l’O.N.U. Sous l’impulsion de leaders plus radicaux que leurs prédécesseurs, l’A.N.C. s’affirme comme l’organisation la plus représentative. Les deux communautés s’allient dans la lutte contre l’apartheid et attirent même à eux certains groupements métis (Non-European Unity Movement) traditionnellement portés vers l’action commune avec les partis blancs d’opposition. La Defiance Campaign de 1952 – où pendant plusieurs mois les gens de couleur boycottent les services publics et bravent ouvertement la législation raciale –et l’adoption de la «Charte de la Liberté» en 1955, par un congrès du peuple réunissant toutes les tendances d’opposition à l’apartheid, témoignent d’une prise de conscience politique inconnue jusqu’ici et d’une volonté de changer les fondements mêmes de l’État.

La répression sévère des manifestations de masse et la condamnation de nombreux leaders africains et indiens dans des procès pour trahison (le premier débute en décembre 1956) provoquent des scissions entre modérés et extrémistes. Présidé alors par Albert Luthuli, l’auteur pacifiste de Liberté pour mon peuple , l’A.N.C. éclate en 1959 avec la création du parti Pan-Africanist Congress (P.A.C.) résolu à la lutte armée. Les grandes émeutes de Sharpeville (1960) durcissent l’attitude du gouvernement: l’état d’urgence, la dissolution des principales organisations politiques non blanches, les peines infligées pour «subversion communiste» (Nelson Mandela, leader de l’A.N.C., condamné à l’internement à vie en 1964) suscitent la contre-révolution – c’est-à-dire la poursuite de la lutte dans la clandestinité, soit dans la République, soit à l’étranger – et la formation de groupements activistes secrets, tel le Poquo.

La violente décennie 1978-1988

Après des années de relative accalmie, la contestation bantoue a repris au moment même où le gouvernement blanc amorçait, avec beaucoup de prudence, un début de changement politique. Les émeutes de Soweto de 1976 ont fait surgir une nouvelle génération noire urbanisée et une certaine solidarité avec les Métis et les Asiatiques dans la résistance permanente et résolue contre le monopole du pouvoir blanc. Le mouvement Conscience noire, animé par Steve Biko (mort de façon très suspecte en 1977 dans les locaux de la police), et la création de la Convention du peuple noir attestent de ce renouveau. En témoignent aussi d’autres mouvements, légalistes et modérés mais qui se disent tout autant militants, tels le mouvement Inkatha lancé au Natal-Kwazulu par le chef Buthelezi qui s’inspire d’unmouvement culturel zoulou des années 1930 et se veut ouvert à tous les Africains à la recherche de leur identité; ou encore le plus récent (1987) parti noir F.I.D.A. (Alliance démocratique indépendante fédérale) qui milite pour une Afrique du Sud sans apartheid et sans violence.

Mais, sur le plan de l’action directe, l’A.N.C., qui est passé à la lutte armée en 1966, reste l’adversaire le plus redouté de Pretoria qui voit en lui un allié sinon la doublure du Parti communiste clandestin. L’A.N.C. bénéficie de la reconnaissance privilégiée de l’O.N.U. et de l’O.U.A. (Organisation de l’unité africaine) et du soutien effectif de plusieurs pays d’Afrique australe, notamment la Zambie. Ce qui ne plaît pas à d’autres mouvements bantous en exil, tels le P.A.C. ou l’A.Z.A.P.O. qui sont dans la mouvance de Conscience noire.

La violence s’est propagée dans les vastes townships africaines (grèves dans les écoles, assassinats et règlements de compte avec l’affreux supplice du «collier») et par des attentats spectaculaires à la bombe dans les grands centres urbains tels que Pretoria, Johannesburg, Durban. En 1983, pour la première fois dans l’histoire sud-africaine, des «extrémistes blancs» sont condamnés pour terrorisme. Tandis que des organisations non blanches adoptent un Manifeste de libération présenté par le mouvement Conscience noire, se crée un Front démocratique uni (U.D.F.) multiracial qui rassemble de nombreuses organisations blanches (plusieurs centaines) décidées à «refuser l’alliance avec les partis de la classe dirigeante». C’est évidemment une nouvelle donne dans le jeu politique sud-africain déjà fort complexe.

De septembre 1984 – point de départ de la nouvelle Constitution – à juin 1986, l’Afrique du Sud connaît une agitation révolutionnaire sans précédent qui amène le gouvernement à instaurer l’état d’urgence sur une partie du territoire de la République à compter du 21 juillet 1985, puis sur l’ensemble du territoire à partir du 12 juin 1986. L’état d’urgence a été levé en 1990. Mais la menace de son rétablissement pesait à nouveau en 1992.

L’ouverture politique de 1990-1991

Plusieurs décisions «historiques» bouleversent alors le paysage politique sud-africain traditionnel à l’initiative du gouvernement De Klerk. L’abolition officielle de l’apartheid (juin 1991) couronne en quelque sorte les changements intervenus au cours de l’année 1990: levée de l’état d’urgence en vigueur depuis cinq ans sur l’ensemble du pays; libération des condamnés politiques africains parmi lesquels le personnage emblématique de Nelson Mandela (qui aura été incarcéré durant vingt-sept années), redevenu aussitôt un leader politique charismatique incontournable; légalisation de plus de trente partis et groupements politiques non blancs, interdits ou bannis depuis plus de trente ans, à commencer par l’A.N.C. et son allié et mentor, le Parti communiste sud-africain, fondamentalement stalinien. Les exilés politiques contraints ou volontaires sont autorisés à revenir au pays sans risque de poursuites. Oliver Tambo, président de l’A.N.C., fait ainsi son retour après trente années d’absence sur le terrain.

Des changements politiques aussi profonds ne peuvent être que perturbateurs dans les secteurs de la société civile habitués à une vision manichéenne et figée – et donc raciale – de la société sud-africaine. Le Parti national (principalement encore à clientèle afrikaner) se trouve débordé sur sa droite extrême par diverses formations qui militent pour le maintien de l’apartheid ou, au minimum, d’une certaine séparation entre Blancs et Bantous (Parti conservateur, Nouveau Parti national, Mouvement de la garde afrikaner). Les formations politiques bantoues – qui ont chacune leurs courants modéré et extrémiste – ne partagent pas nécessairement les mêmes perspectives, ni sur le plan idéologique ni sur le plan tactique politique.

Les affrontements meurtriers (plus de 11 000 morts entre 1984 et 1992) qui confèrent une réputation sinistre à diverses townships africaines ne relèvent pas uniquement de l’apartheid ou du tribalisme, ni même d’une manipulation policière de la part du gouvernement blanc (même si, occasionnellement, la police a été suspectée d’action... suspecte). Il y a des enjeux politiques et ethniques précis au centre de ces affrontements, notamment entre les tendances dures ou modérées des deux principales formations bantoues qui cherchent à s’imposer, les Xhosas de l’A.N.C. et les Zoulous de l’Inkatha. Le gouvernement minoritaire blanc est condamné à la recherche d’un compromis acceptable entre ces différentes aspirations. C’était l’enjeu du débat constitutionnel commencé en 1992.

5. Économie

De tous les États du continent africain, l’Afrique du Sud est le seul qui ne soit pas classé dans la catégorie du Tiers Monde. En un demi-siècle elle est passée du stade de pays exportateur de produits bruts à celui de producteur industriel. La richesse du sous-sol n’est pas la seule explication de cette expansion économique qui a entraîné dans la structure du produit national une diminution de la part de l’agriculture au profit du secteur secondaire. Cependant, le haut niveau de vie moyen recouvre des disparités profondes entre les diverses catégories sociales et ethniques.

Développement de l’agriculture

L’accroissement de la production agricole

Pays traditionnellement pastoral et agricole, l’Afrique du Sud était encore au début du siècle un grand importateur de produits alimentaires. Elle est aujourd’hui exportatrice. L’élevage (bovins, moutons), le blé et le maïs figurent au premier rang de la production agricole; mais des cultures de plus en plus diversifiées, notamment fruits et agrumes, alimentent actuellement le commerce extérieur dans les échanges les plus rentables.

Depuis les années 1960, l’augmentation de la production agricole, tant en volume qu’en valeur, a été spectaculaire. L’intensification des recherches (génétique animale et végétale), de la mécanisation et de l’irrigation contribue à cet essor dans un pays où les terres cultivées constituent 8,7 p. 100 de la surface, les pâturages 58,4 p. 100 et la forêt 1,2 p. 100 contre 28 p. 100 pour l’ensemble des centres urbains, routes et autres installations des services publics. Entre 1936-1937 et 1958-1959 la valeur brute de la production agricole avait déjà plus que quintuplé en chiffres constants. Nouvelle accélération entre 1958 et 1964: le volume de la production augmente de 72 p. 100 tandis que les exportations doublent en valeur; en 1980 elles représentent environ 18 p. 100 de la valeur totale des exportations du pays. On estime que le revenu réel des fermiers blancs a crû de 6 p. 100 en moyenne entre 1958 et 1979, compte tenu de l’inflation. La progression semble se maintenir. Une progression similaire de la production agricole était enregistrée au Sud-Ouest africain avec le très ambitieux plan Odendaal de 1964 et dans les anciens protectorats britanniques, actuellement États de Botswana, Lesotho et Swaziland, bénéficiaires de l’Union douanière sud-africaine instituée en 1910.

Dans l’économie duale sud-africaine, ce bilan très remarquable de l’agriculture, dont la valeur brute a été multipliée presque par huit entre 1960 et 1980, concerne le secteur moderne et non pas celui des bantoustans, qui relève encore largement de l’économie de subsistance.

Il y a un demi-siècle, la part de l’agriculture sud-africaine dans la structure du produit national brut (P.N.B.) était de 20 p. 100. Elle tombait aux alentours de 15 p. 100 en 1955, et à 6,3 p. 100 en 1979. En 1987, elle n’était plus que de 5 p. 100. Les exportations de produits agricoles constituent seulement 7 p. 100 du total en valeur des exportations sud-africaines, mais la capacité de production est telle que l’Afrique du Sud pourrait, à elle seule, satisfaire l’ensemble de la demande du marché africain.

L’action de l’État en faveur de l’agriculture

L’essor de l’agriculture sud-africaine est dû largement à l’impulsion des pouvoirs publics. L’action de l’État se manifeste de multiples façons: travaux d’irrigation et de conservation des sols (160 programmes d’irrigation et 579 programmes de conservation étaient en cours en 1960), amélioration des techniques de culture et mécanisation poussée, reconversion des surfaces céréalières en pâturages, subventions aux organismes agricoles. Trois actions gouvernementales de grande envergure ont été entreprises dans le cadre d’une législation nouvelle: le Soil Conservation Act de 1946, véritable plan national de lutte contre l’érosion; le Water Act de 1956, destiné à résoudre le problème capital de l’eau dans ce pays où 90 p. 100 du territoire souffre d’une pénurie chronique malgré l’abondance des pluies dans certaines régions; le projet d’aménagement du fleuve Orange, dont la réalisation étalée sur trente ans fournira une réserve permanente de 22 milliards de mètres cubes d’eau et alimentera vingt centrales hydroélectriques.

Enfin, depuis le Marketing Act de 1937, l’État encadre pratiquement toutes les activités agricoles – production, commercialisation, prix et crédit rural – à travers un réseau d’offices spécialisés (boards ), de coopératives agricoles et d’organisations professionnellesdont l’ensemble débouche sur une forme de corporatisme. La S.A.A.U. coordonne l’ensemble des activités professionnelles. La recherche agronomique et le développement du domaine agroalimentaire, tout comme la représentation du ministère de l’Agriculture dans de nombreuses ambassades, contribuent au dynamisme de cette «industrie agricole».

Le problème des structures foncières

La mentalité conservatrice, sinon rude, du fermier (boer ) sud-africain qui appartient principalement à la communauté afrikaner, jointe aux contraintes naturelles de la géographie (sécheresses prolongées) et aux structures traditionnelles de la propriété rurale, ont façonné pendant longtemps un mode de vie féodal qu’on a appelé la «baronisation» des terres. En 1958, sur un total de 105 000 propriétaires blancs, 74 500 possédaient des propriétés allant d’un minimum de 90 à 4 000 hectares ou plus; 60 p. 100 des domaines comptaient de 2 000 à 10 000 hectares, voire 30 000 dans le Sud-Ouest africain. D’où l’existence d’un salariat agricole nombreux, au statut variable et plus ou moins paternaliste, recruté essentiellement en milieu africain. Des abus reconnus, tel le farm jail system inauguré en 1959 puis officiellement aboli, ont amené le gouvernement à contrôler de plus près le sort des ouvriers agricoles et à obtenir des améliorations réelles.

Aujourd’hui, en Afrique du Sud comme ailleurs, les exigences de la mécanisation et de la rentabilité ne permettent pas la survie de la petite propriété. Le nombre des fermiers blancs décroît chaque année; ils étaient environ 75 000 en 1983 et 59 000 en 1988. Une restructuration complète de la propriété s’inscrirait dans le cadre d’un partage des terres, ce qui est un tout autre problème, lié à celui des bantoustans.

Actuellement, l’agriculture est le plus gros employeur individuel du pays (1,2 million). À quoi s’ajoutent les quelque 400 000 employés des industries alimentaires nées de celle-ci, soit environ 28 p. 100 de la population active.

Mais on ne saurait oublier, par-delà ces chiffres globaux, les écarts existant selon les régions et les types de propriété, et, évidemment, le sort modeste de l’agriculture dans les bantoustans, qui ne sont pas les plus privilégiés du point de vue physique, financier et technique.

Essor industriel

L’année 1943 est considérée comme le passage pour l’Afrique du Sud d’une économie fondée sur les ressources minières et agricoles à une économie dominée par la production des industries de transformation.

La production minière

Bien que la part des mines dans le P.N.B. ait fortement diminué, la production minière – qui employait à la fin des années 1980 6 p. 100 de la population active – n’a cessé de progresser en volume et surtout en valeur; 85 p. 100 de cette production est exportée vers quelque 80 pays (Europe occidentale, Amérique du Nord et Extrême-Orient). Outre l’or (650 tonnes par an en moyenne)qui représente 72 p. 100 de la valeur des exportations sud-africaines et les deux tiers de la production aurifère du monde occidental, l’Afrique du Sud produit plus de soixante sortes de minerais: quatrième producteur mondial de diamants et producteur de minerais à haute valeur stratégique, elle a les réserves les plus importantes au monde en ce qui concerne, par exemple, le platine, le vanadium, le chrome et le manganèse. L’extraction du charbon, nécessaire pour lestravaux des mines d’or et de diamant, s’est beaucoup développée au cours des années 1970 et 1980. Le charbon fournit aujourd’hui 80 p. 100 des ressources énergétiques du pays, notamment fioul et essence obtenus par gazéification aux usines Sasol, lancées en 1955 et considérablement agrandies depuis cette date. Ce qui permet à l’Afrique du Sud, privée apparemment de réserves en pétrole, de couvrir pratiquement ses besoins en énergie. On estime à 82 000 millions de tonnes, dont 25 000 aisément extractables, les réserves en charbon, soit une durée de deux cent cinquante ans au rythme actuel de la consommation.

Ces richesses minières alimentent par les sous-produits toute une gamme d’industries chimiques aux applications les plus diverses aussi bien dans l’agriculture (engrais) que dans l’armement (explosifs).

Il n’y a guère plus d’un siècle qu’a commencé l’aventure minière – et, partant, la révolution industrielle de l’Afrique du Sud – avec la découverte du diamant (1866), puis de l’or (1873-1886). Même si depuis 1940 d’autres minerais ont enrichi la production minière, le diamant et l’or tiennent toujours une place essentielle. Premier producteur mondial de diamants-gemmes,l’Afrique du Sud occupe aussi, de très loin, la première place pour l’or qui de 1970 à 1980, a oscillé annuellement entre 1 000 000 et 672 000 kilogrammes.

Les mines d’or en activité forment un arc de cercle de 430 kilomètres à travers le Transvaal et l’Orange. Une dizaine de sociétés, dont l’Anglo-American Corporation, étroitement contrôlées par l’État, en assument l’exploitation.

Le développement des secteurs secondaire et tertiaire

Le meilleur indice de l’expansion et de la modernisation de l’économie est donné par la progression du secteur secondaire dans le P.N.B. et le développement considérable du secteur tertiaire – commerce et services – qui occupe, en 1988, 41 p. 100 de la population active et près de 50 p. 100 du P.N.B.

Après une expansion très forte entre 1946 et 1956, l’industrie sud-africaine a subi des ralentissements, voire une récession en 1976-1978. Mais l’augmentation en valeur des exportations et les flambées du prix de l’or donnent une balance commerciale très excédentaire qui permet au gouvernement de maintenir une politique d’expansion sanscraindre une détérioration de la balance des paiements. L’aménagement du système fiscal des sociétés a pour objectif de contraindre celles-ci à améliorer la formation technique de la main-d’œuvre noire, métisse et asiatique.

Les secteurs les plus dynamiques sont l’industrie alimentaire, l’équipement électroménager et professionnel, les industries chimiques et métalliques et le bois. Entre 1946 et 1956 le nombre des emplois dans l’industrie de transformation a doublé et la valeur de la production industrielle brute a quadruplé. Ce mouvement s’est maintenu malgré quelques variations périodiques.

En 1980, la main-d’œuvre blanche comptait pour 79 p. 100 dans l’artisanat, pour 56 p. 100 en ce qui concerne les contremaîtres et pour 53 p. 100 dans les emplois qualifiés; la main-d’œuvre métisse occupait en majorité les postes d’ouvrier, mais une bonne proportion accédait aux fonctions d’artisan et d’employé; la grande majorité (96 p. 100) des Noirs étaient ouvriers, surtout dans le secteur des transports et des services, mais 27 p. 100, cependant, avaient des fonctions de contremaître, ce qui tendait à montrer une évolution certaine dans la qualification professionnelle.

La politique affirmée de libre entreprise n’exclut pas l’intervention plus ou moins directe de l’État à travers la législation économique et fiscale, le contrôle des situations de monopole, la gestion des services publics et commerciaux par des public corporations . Cet interventionnisme s’estompe, depuis les années 1980 surtout, au profit de la «privatisation» avec les conséquences socio-politiques qui en découlent. Les grandes entreprises publiques sont progressivement touchées par ce mouvement, qu’il s’agisse de Iscor (cuivre et acier), Sasol (dérivés du charbon), Foscor (phosphates), Armscor (industrie d’armement), et surtout Escom, l’entreprise nationale de production et de distribution d’énergie électrique. Les nombreux monopoles étatiques (ports, chemins de fer, scieries) et autres activités contrôlées par des boards gouvernementaux sont, à la fin des années 1980, remis en question.

L’Afrique du Sud, qui a pris pied dans le domaine nucléaire en 1970 avec son premier réacteur Safari 1, a sans doute aujourd’hui la capacité technique de fabriquer la bombe atomique. On l’a même soupçonnée d’avoir procédé à des essais dans le désert du Kalahari, mais, jusqu’ici, le secret de la défense nationale est bien gardé.

Quatre pour cent de l’Afrique, trente pour cent de son revenu

En définitive, l’Afrique du Sud – qui ne comprend que 4 p. 100 du territoire et 6,7 p. 100 de la population du continent africain – engendre à elle seule 30 p. 100 du revenu total de l’Afrique, soit 43 p. 100 de la production minière (dont 87 p. 100 des charbonnages), 75 p. 100 de l’acier, 57 p. 100 de l’énergie électrique. Elle assure 56 p. 100 du trafic ferroviaire, détient 50 p. 100 du parc automobile et des installations téléphoniques. Ces pourcentages impressionnants tendant à croître avec le dynamisme qui caractérise les quatre principaux centres de l’industrie sud-africaine (Pretoria-Witwatersrand, Durban-Pinetown, Port Elizabeth et Le Cap) où sont concentrés 82 p. 100 de la production industrielle et 74 p. 100 de la main-d’œuvre dans ce secteur.

Inégalités structurelles et disparités de revenus

En 1990, le P.N.B. moyen par habitant, évalué à 1 800 dollars américains, place l’Afrique du Sud, toutes races confondues,au 91e rang (et au 35e rang pour le P.N.B. brut). Cette progression globale masque des disparités entre citadins et ruraux et entre groupes ethniques. Dans l’ensemble, si l’on en croit les statistiques officielles et officieuses (cf. The Black Market Book ), les différences tendent à diminuer: moindre progression dans la communauté européenne (15 p. 100 de la population totale et 55 p. 100 du revenu national selon les estimations de 1986) et, inversement, accroissement relatif dans les autres communautés, les non-Blancs urbains (40 p. 100 de la population totale) recevant 32 p. 100 du revenu national, les Bantous ruraux (45 p. 100 de la population) se partageant seulement 13 p. 100. La différence entre le revenu d’un Noir et celui d’un Blanc serait tombée de 1 à 6 en 1960 à 1 à 4 en 1985.

Mais ces données statistiques et autres projections sur l’évolution des revenus semblent d’un intérêt très relatif. La question qui se pose désormais est celle du devenir économique de la nouvelle Afrique du Sud: il ne pourra y avoir «partage politique du pouvoir» (c’est la formule officielle) sans partage du pouvoir économique. Il y aura inévitablement une nouvelle politique économique, orientée sans doute vers un système d’économie mixte mais, en tout cas, condamnée à opérer une certaine redistribution des richesses jusqu’ici concentrées dans les mains de la minorité européenne.

Pour une nouvelle politique économique

Le Programme de reconstruction économique – c’est l’appellation officielle – annoncé par le gouvernement issu des élections de 1994 et destiné à être réalisé durant la période intérimaire est une sorte de défi. La nouvelle Afrique du Sud s’engage ainsi à rompre définitivement avec un certain protectionnisme encadré par un très vaste secteur public pour se lancer dans les privatisations et la concurrence internationale selon les lois du marché.

Le budget 1995-1996, premier budget post-apartheid, qui s’élève à quelque 153 milliards de rands, s’inscrit dans cette préoccupation: il se veut «économiquement correct et politiquement acceptable». La part des dépenses sociales au profit des plus défavorisés augmente sensiblement, et la nouvelle fiscalité cherche à attirer les investissements étrangers.

6. Relations internationales

Dans le domaine de la diplomatie et des relations économiques internationales, les années 1990-1991 constituent un tournant historique, dont on ne peut encore mesurer toutes les conséquences.

Les visites officielles ou privées des présidents De Klerk et Nelson Mandela, séparément et parfois ensemble, dans la plupart des pays d’Europe, aux États-Unis (le président De Klerk est le premier chef d’État afrikaner à être reçu à Washington, Nelson Mandela l’est à son tour en octobre 1994), en Afrique et en Asie (en particulier dans les nouveaux États capitalistes tels que Singapour, la Thaïlande, la Corée du Sud, le territoire de Hong Kong) sont l’illustration du profond changement en cours.

Pour apprécier la nature et la portée de cette évolution programmée, il convient de rappeler à grands traits ce qu’était la situation de l’Afrique du Sud, au début de la décennie de 1980, en matière d’échanges économiques internationaux.

Malgré les pressions internationales, l’Afrique du Sud n’a jamais été isolée, surtout en matière de commerce international, où les intérêts l’emportent presque toujours sur la vertu diplomatique.

L’afflux des capitaux étrangers

Les investissements étrangers en Afrique du Sud représentent environ la moitié du total des investissements effectués sur le continent africain. Entre 1973 et 1980, les investissements directs sont passés de 1 437 millions de rands à 3 487 millions, et les investissements indirects de 1 960 à 6 780 millions. La vitalité de l’économie sud-africaine et le régime juridique favorable aux investisseurs (transfert des bénéfices, royalties, possibilités de crédit) sont une incitation majeure. Le secteur privé est particulièrement attractif: les mines attirent à elles seules environ 37 p. 100 du total des investissements étrangers où les capitaux britanniques sont la majorité (60 p. 100). Viennent ensuite les investisseurs américains (11 p. 100), français (6 p. 100), les organisations internationales (5 p. 100), la Suisse (4 p. 100).

La confiance des investisseurs étrangers ne paraît pas sérieusement ébranlée par les événements internes et internationaux. Le marché sud-africain des valeurs et des marchandises reste très ouvert et rentable. D’où la difficulté qu’éprouvaient les divers mouvements anti-apartheid à obtenir un ralentissement sinon un arrêt des investissements étrangers que le gouvernement sud-africain, de son côté, encourageait de multiples façons.

Le commerce extérieur

L’Afrique du Sud, qui importe jusqu’à concurrence de 31,5 p. 100 de son revenu national, est sur le continent africain le plus grand importateur en valeur absolue, et par conséquent un client intéressant. Grâce à la variété de ses exportations, notamment l’or, elle parvient en longue période à équilibrer les termes de l’échange qui se situent, de 1951 à 1979 (indice 100 en 1972), entre 124 et 103.

Le commerce extérieur – importation et exportation – est orienté en priorité sur l’Europe, qui en absorbe le tiers. Les autres zones de clientèle sont, dans l’ordre, le continent américain, les pays d’Asie et, très loin derrière, l’Afrique. En fait, l’Afrique du Sud n’est pas en position de demandeur vis-à-vis des États africains, et pas davantage vis-à-vis des États socialistes, qui lui vendent davantage qu’ils n’achètent. D’ailleurs, les neuf dixièmes des échanges avec les pays africains s’effectuent avec ceux de la bordure: Zimbabwe, Zambie, Zaïre, Malawi, Mozambique et Angola, avec lesquels Pretoria, malgré les vicissitudes politiques, a des accords de commerce et de coopération. L’union douanière avec le Botswana, le Lesotho, le Swaziland et la Namibie complète ce tableau.

De la crise à la reprise

Après des fluctuations diverses au sortir des années 1960, l’économie sud-africaine a connu entre 1981 et 1986 la plus grave récession depuis cinquante ans: la chute du cours de l’or, les effets d’une très longue sécheresse, la dépression économique engendrée par l’agitation et les incertitudes politiques en ont été les facteurs déterminants. En 1986, le solde migratoire était négatif, tout comme la croissance (— 1 p. 100).

La reprise amorcée à partir de 1987 permet à l’Afrique du Sud d’apurer ses dettes à l’égard du F.M.I. et de relancer un budget en expansion.

Les principaux départements ministériels bénéficiaires de cette augmentation sont: les Affaires étrangères (+ 60 p. 100), la Planification du développement (+ 22,4 p. 100), l’Éducation (+ 19,6 p. 100, soit + 40 p. 100 pour l’enseignement noir) et la Défense (+ 30 p. 100).

Cette situation économique redevenue globalement saine sur les plans interne etinternational laissait planer des doutes sérieux sur l’efficacité d’un boycottage économique, source de controverses intarissables. Il est démontré (même si les gouvernants sud-africains exagèrent sans doute sur ce point) que l’embargo sur les ventes d’armes à l’Afrique du Sud, décidé en 1977 par le Conseil de sécurité, a contraint celle-ci à faire... et à réussir sa propre industrie d’armement, laquelle – selon Pretoria – serait devenue «le troisième poste des exportations vers une vingtaine de pays, après l’or et le charbon».

Mais ce scénario est démodé depuis l’abolition officielle de l’apartheid en 1991, qui a entraîné logiquement la levée des sanctions économiques décidées par l’O.N.U., la Communauté économique européenne et la plupart des États occidentaux au cours des années 1980.

7. Une nouvelle géopolitique en Afrique australe

Depuis mai 1994, les événements politiques et diplomatiques se sont précipités en Afrique du Sud, opérant un changement de décor quasi complet. La nouvelle République «arc-en-ciel» (référence au drapeau national) a réintégré toutes les organisations internationales et renoué des relations diplomatiques avec plus de cent cinquante États. En août 1994, le nouveau ministre bantou des Affaires étrangères, Alfred Nzo (successeur du quasi inamovible et très habile «Pik» Botha qui occupait ce poste à l’époque de l’apartheid), exposait aux deux Chambres du Parlement les fondements et objectifs de la nouvelle diplomatie sud-africaine sur le plan régional et sur le plan international.

L’organisation des États de la ligne de front annonce sa dissolution après que l’Assemblée générale des Nations unies eut décidé le 6 juillet 1994 (résolution A/RES/48/258) de mettre définitivement fin aux travaux et à l’existence du Comité spécial contre l’apartheid créé dans les années 1960. Parallèlement, les organisations économiques régionales, telles la Conférence pour la coordination du développement en Afrique australe (S.A.D.C.C.) et la Zone d’échanges préférentiels (Z.E.P.) – nées en 1980 afin de freiner la domination économique de l’Afrique du Sud blanche sur les pays de la périphérie –, apparaissent désormais comme des structures de développement «entraînées» par une Afrique du Sud démocratique.

Ces perspectives, globalement positives, ne doivent pas cacher les incertitudes et dangers qui pèsent sur le nouveau régime qui a terminé en mai 1995 sa première année d’application. La demande sociale dans la communauté bantoue, surtout dans l’aile militante de l’A.N.C., entretient un ferment permanent de revendications et, à l’occasion, des violences. Le risque d’un «séparatisme zoulou» sur le plan constitutionnel, entretenu habilement par le leader de l’Inkatha Mangosuthu Buthelezi, n’est pas à écarter. En octobre 1995, les premières élections «régionales» touchent directement au choix définitif de la forme de l’État sud-africain, soit un État unitaire (très) décentralisé, soit un État fédéral.

Élu président de la République, le 10 mai 1994, dans la foulée des élections législatives multiraciales du 27 avril 1994, Nelson Mandela est le leader idéal pour cette période de délicate transition démocratique. Son passé de militant nationaliste (il a été prisonnier politique de 1964 à 1990) et son charisme personnel en font le garant incontesté, auprès de toutes les communautés, de l’unité nationale jusqu’à la fin officielle (1999) de cette période intérimaire où de nouvelles élections orienteront le régime politique définitif.

Mais Nelson Mandela est octogénaire. Eten Afrique du Sud on se demande, sans toujours l’avouer, ce que serait – ou sera – «l’après-Mandela».

8. Littérature afrikaans

L’implantation de la langue afrikaans

L’afrikaans, qui a trouvé son expression littéraire au cours des cinquante dernières années, remonte aux dialectes parlés par les colons établis au Cap depuis 1652.

Malgré l’apport de langues indigènes et européennes comme le hottentot, les langues bantoues, le malais, et le portugais, le français, l’allemand et l’anglais, il reste dans son essence, sa syntaxe et son vocabulaire une langue d’origine hollandaise, et non point une langue créole, comme on a cherché à le démontrer. Un Afrikaner, c’est-à-dire un Blanc ayant pour langue maternelle l’afrikaans, est compris sans peine d’un Hollandais ou d’un Flamand. L’afrikaans et le hollandais diffèrent toutefois de la façon la plus marquée dans le domaine du verbe, qui a subi une simplification notable en afrikaans, changement noté déjà vers le milieu du XVIIIe siècle par les voyageurs hollandais.

Les huguenots français, venus au Cap en 1688-1690, s’assimilèrent assez vite à la population hollandaise. Les mots français qui font partie aujourd’hui de la langue afrikaans lui viennent indirectement du hollandais et l’influence directe ne se reconnaît plus que dans les noms de famille ou de lieux.

L’arrivée des Anglais en 1795 et leur politique impérialiste ont retardé, pendant plus de deux siècles, l’évolution de l’afrikaans. Objet de dérision, en tant que patois et dialecte «bâtard», l’afrikaans sortit revigoré de l’oppression et il est devenu le symbole de l’indépendance nationale et culturelle de l’Afrikaner.

Dans la seconde partie du XIXe siècle, un groupe nationaliste déploie une grande activité dans la communauté rurale de Paarl, située non loin du Cap. Sur son initiative, se forme l’Association des vrais Afrikaners, qui publie pour la première fois des journaux, des livres et des revues en langue afrikaans. À la tête de ce premier «mouvement linguistique», un pasteur de l’Église hollandaise réformée, le révérend S. J. Du Toit (1847-1911), cherchait avec acharnement à répandre par tous les moyens la nouvelle langue et, dans ce dessein, traduisit certaines parties de la Bible. La guerre anglo-boer (1899-1902), qui détruisit l’espoir de coopération culturelle entre Anglais et descendants hollandais, favorisa le développement de l’afrikaans: elle fit de l’Afrikaner un patriote et éveilla en lui une conscience nationale aiguë. Après la guerre, un deuxième «mouvement linguistique» groupe des écrivains animés d’un zèle nouveau pour l’héritage culturel de leur peuple. En 1914, l’enseignement secondaire adopte l’afrikaans comme langue officielle; en 1916-1919, il devient la langue liturgique de l’Église hollandaise réformée, et – consécration finale – en 1925 il remplace le hollandais comme l’une des deux langues administratives. La traduction de la Bible fut terminée en 1933-1935; l’hymnaire afrikaans parut en 1934.

L’entre-deux-guerres

Il n’y a pas de littérature afrikaans, à proprement parler, avant le début de notre siècle. Au XIXe siècle, ce ne sont qu’écrits de propagande, tracts ou poèmes naïfs de main d’amateur, la seule exception étant constituée par quelques romans historiques. C’est seulement après la guerre qu’apparaissent d’authentiques écrivains et une littérature digne de ce nom.

Un triumvirat littéraire: Celliers, Totius, Leipoldt

Tous trois poètes, Jan Celliers, Totius, C. Louis Leipoldt donnent un nouvel essor à l’afrikaans en tant que langue littéraire. Jan Celliers (1865-1940) était un poète pastoral plein de regrets pour un ordre de choses en voie de disparition. Son pays déchiré par la guerre lui apparaît comme l’illustration même de la Cité de Dieu; il tient l’ennemi pour responsable d’une véritable infraction au droit divin. Totius (1877-1953), poète et professeur de théologie, se rapproche du poète flamand Guido Gezelle; croyant sincère comme celui-ci, il emploie des rythmes instinctifs et traite une matière simple et sans apprêt. Ses poèmes élégiaques, écrits à l’occasion de la mort de ses enfants, sont d’une émotion prenante. C. Louis Leipoldt (1880-1947) est l’auteur de quelques puissants poèmes sur la guerre, monologues pathétiques d’un libéral qui dénonce la violence avec passion. Il a également créé un genre de poème dense et concis, moitié lyrique, moitié philosophique, auquel il donne le nom difficilement traduisible de salmpamperliedje (approximativement, «chansons d’un riboteur»): la nature, les caprices d’un tempérament original inspirent ces sonnets bizarres. Malgré une œuvre assez restreinte, Marais (1871-1936) jouit d’une grande réputation auprès du lecteur afrikaans: ses poèmes intenses, remplis de compassion pour les souffrances humaines, sont devenus classiques; il fut également le premier à s’inspirer du folklore bochiman.

Dans l’œuvre de ces poètes, la beauté du paysage sud-africain, sa rudesse et sa majesté, se trouvent pour la première fois dépeintes, de façon vivante, dans une langue à la fois flexible et puissante: l’Afrikaner y reconnaît sa propre sensibilité; et, du coup, se révèle à lui la beauté insoupçonnée de sa propre langue maternelle.

Vers une littérature moderne

Vers 1920, les thèmes nés de la guerre et de la souffrance commune étaient épuisés; les écrivains commencent à traiter des sujets plus personnels: le dilemme religieux et les rapports entre individus. C’est en 1925 qu’est publiée l’œuvre d’Eugène Marais. Le recueil est trop mince pour qu’on date à partir de lui la naissance de la poésie moderne. C’est Toon Van den Heever (1894-1956) qui résume les tendances de l’époque: ses attitudes désabusées, son paganisme le placent dans la lignée non conformiste d’un Leipoldt et annoncent la grande poussée de la «nouvelle poésie» des années trente. Poète personnel lui aussi, A. G. Visser (1878-1929) sait se mettre à la portée de tous par sa simplicité, son humanité, son humour contagieux et sa versification aisée; il réussit également – don rare chez les poètes afrikaans – dans la satire et la parodie.

Deux professeurs d’afrikaans, l’un à l’université de Bloemfontein et l’autre à Johannesburg, se distinguèrent vers la même époque comme représentants d’un nouveau romantisme. D. F. Malherbe (1881-1969), auteur prolixe de romans épiques qu’inspirent aussi bien la Bible que la dure vie des pionniers, propose les exemples d’une morale bien établie. Le second, C. M. Van den Heever (1902-1957), aborde, en une série de romans et d’essais, les problèmes posés à une génération nouvelle tiraillée entre la vie urbaine et la société rurale. Son œuvre nous montre l’éclosion d’une nouvelle sensibilité, où s’ébauchent déjà les thèmes de l’érotisme, de l’éternel retour de la nature, etc.

La nouvelle génération

Les années trente ouvrent une période féconde pour la littérature afrikaans. Tandis que les descendants des Boers s’entassent dans les villes, une élite intellectuelle seconstitue, bien décidée à lutter contre la civilisation de masse, à préserver les valeurs et les significations de l’individu. L’examen de soi, l’inquiétude religieuse, l’interrogation métaphysique constituent autant de traits caractéristiques de la nouvelle littérature.

L’événement décisif est l’apparition d’un groupe de poètes de grand talent qui se rendirent célèbres sous le nom de Dertigers («Les écrivains des années trente»). Un volume de poésie, Die Ryke Dwaas (1934), donne le ton; l’auteur, W. E. G. Louw (1913-1979), écartelé entre Dieu et Éros, sait conférer la qualité musicale à un lyrisme sensuel et raffiné.

Son frère aîné, N. P. Van Wyk Louw (1906-1970), lui succède: il s’affirme bientôt chef du mouvement, à la fois son théoricien et le poète doué du talent créateur le plus puissant. Van Wyk Louw confronte la littérature afrikaans à de nouvelles exigences: une expression plus profonde et sincère de l’expérience personnelle, l’évocation de la vie entière sous tous ses aspects, sexualité, philosophie, histoire, expérience mystique. L’œuvre de Van Wyk Louw reflète de façon parfaite toute l’étendue du renouveau poétique. Son monologue dramatique, Die Hond van God , où se trouvent confrontés le moi et l’existence, l’être et le néant, n’a pas été surpassé dans toute la littérature hollandaise. Le poème épique Raka propose à l’Esprit un symbole éternel: Raka, la bête, vient à bout de Koki, l’aristocrate, qu’elle finit par anéantir. Son drame historique, Germanicus , reste d’une émouvante grandeur. Chacun de ses livres fait époque; il triomphe dans chaque genre: odes, sonnets, ballades et poèmes d’amour. Comme tout vrai poète, Van Wyk Louw est un innovateur: avec un instinct sûr, il a pressenti, exploité les possibilités de l’afrikaans comme langue parlée et langue poétique. La poésie afrikaans lui doit de nouveaux rythmes, des rimes audacieuses, des images éclatantes qui ont fait sentir pour la première fois la saveur des mots.

Ses Nuwe Verse de 1954 furent suivis, en 1962, par un recueil intitulé Tristia , à l’exemple d’Ovide, composé en exil, à l’époque où Van Wyk Louw professait à Amsterdam. Sujets et forme étaient inattendus, car ce recueil expérimental s’adossait à des préoccupations métaphysiques: les poèmes successifs de Tristia confrontent, en une composition dense, l’homme à une histoire qui n’est autre que celle de Dieu dans le monde; les thèmes historiques en sont autant d’exemples, qu’il s’agisse de la Russie tsariste ou stalinienne, de la chrétienté primitive, de la Renaissance, de l’Europe moderne ou de l’Afrique du Sud. L’emploi du néologisme et la scansion très souple correspondent chez lui à une liberté anarchique du vers. Van Wyk Louw apporte à la critique afrikaans – c’est un aspect important de son œuvre – sa profonde culture. L’un de ses mérites aura été d’avoir détourné la critique afrikaans de l’interprétation biographique et de l’avoir orientée vers des voies plus modernes.

Il faut placer aux premiers rangs des poètes de cette génération une femme, Elisabeth Eybers, née en 1915. Ses premiers poèmes, Die Vrou , Dieu stil avontuur , Die ander dors , traitent de sujets personnels et intimes, les confessions de la femme, épouse et mère. Dans ces sonnets, une légèreté éthérée se mêle à beaucoup de lucidité. Elle est probablement la seule, parmi les poètes sud-africains, à rappeler les exigences d’une clarté classique. Dans ses derniers recueils de poésie, Onderdak et Einder , les problèmes liés à la solitude, à l’amour et à la vieillesse sont traités avec une fine ironie. L’auteur s’efforce aussi d’exprimer à travers sa poésie les expériences du quotidien.

On retrouve l’inquiétude des romantiques dans l’œuvre d’Uys Krige: nostalgie des pays lointains, wanderlust , goût des déplacements et prédilection pour les figures pittoresques, comme le soldat, le prisonnier de guerre, lefou, l’homme moderne perdu dans la grande ville. Krige se laisse emporter par sa propre volubilité, en des vers qui ne manquent ni de verve, ni de force. Rooidag , Oorlogs-gedigte et Hart sonder hawe sont ses meilleurs poèmes; il a également laissé d’excellentes traductions en afrikaans de Gautier, Villon, Baudelaire, Eluard, Lope de Vega et Lorca.

Dans le renouveau poétique des années trente, la prose joue un rôle assez limité: il semblait que le roman afrikaans ne devait plus sortir des ornières d’un réalisme attardé, lorsqu’une œuvre d’un style neuf, d’une extraordinaire sincérité et d’un ton violent, fit sensation auprès du public afrikaans: Sy kom met die Sekelmaan , de Hettie-Smit (1908-1973). Ce «best-seller» sud-africain, roman par lettres et journal, dépeint, non sans un certain exhibitionnisme, un amour malheureux qui fait passer l’héroïne par toute la gamme des émotions, dont est capable une femme: tendresse, folie, colère, allant de la sentimentalité la plus fade au sarcasme le plus acéré.

La littérature afrikaans depuis 1948

Apartheid et littérature: cadres et fonctionnement

La fin de la Seconde Guerre mondiale ne forme pas une ligne de fracture dans le développement de la littérature en langue afrikaans. Le temps fort véritable réside dans le triomphe des nationalistes (c’est-à-dire du Parti nationaliste afrikaner) aux élections législatives de 1948, qui installe au pouvoir le régime dit d’apartheid pour plus de quarante ans. Les hommes de lettres afrikaners peuvent y lire le triomphe de leur langue et des efforts d’acculturation conduits depuis l’installation de l’Académie sud-africaine des lettres et des arts (1910). Il existe, au début des années cinquante, une harmonie presque parfaite entre la vision littéraire afrikaner et l’idéologie politique dominante. Rarement une responsabilité culturelle aura été aussi pleinement revendiquée par une classe littéraire dont il est crucial de concevoir qu’elle est intimement liée aux élites politiques, religieuses (protestantes) et universitaires. Dans ce sens, l’installation constitutionnelle de l’apartheid sous les nationalistes trouve dans la littérature de langue afrikaans une sublimation et un mode essentiel de formation culturelle.

Cette conjoncture est renforcée par le fait qu’entre 1940 et 1957 disparaît la génération des écrivains qui forgèrent l’afrikaans comme une langue de culture, d’administration et d’expression politique: ainsi, Jan Cilliers (1865-1940), Totius (1877-1953), Louis Leipoldt (1880-1947) et C. M. Van den Heever (1902-1957). L’influent D. F. Malherbe (1881-1969) cesse pratiquement d’écrire à cette époque (Rooiland , 1953). La génération de 1948 a donc doublement conscience de devoir rester fidèle à ces fondateurs et de participer à une mission: arrimer au nouveau régime les énergies littéraires. En 1947 sort une bibliographie des sources littéraires afrikaans (Bronnegids by die studie van die Afrikaanse taal en letterkunde ). On assiste donc à la mise en place d’un «classicisme» et à l’installation d’un système efficace de prix littéraires récompensant les jeunes écrivains (prix Hertzog, Preller, Stal). En 1970, la littérature afrikaans comptera 25 000 ouvrages, dont 5 787 dans le domaine littéraire (contre 90 au total en 1900). Les éditeurs encadrent l’activité littéraire (Tafelberg, Human & Rousseau, Perskor, Nasionale Boekhandel), l’Académie publie une liste annuelle des «bons» livres (de 1954 à 1970), et le Musée national des lettres (1969) entretient le culte des auteurs. Deux revues donnent le ton, Poort et Tydskrif vir Geeteswetenskappe .Si la commission de censure (jusqu’à la fin des années 1980) impose des normes de style et de contenu, le contrôle de l’État (en l’occurrence certaines universités et l’Église réformée, lesquelles comptent un critique tel que P. J. Nienaber) sur la radiodiffusion et sur la télévision est une contrainte supplémentaire. L’écrivain afrikaner, de 1948 à la fin des années 1980, opère en champ clos.

Traditions poétiques

D’une part, il est clair que certains écrivains, mis à part N. P. Van Wyk Louw (1906-1970), choisissent de se retirer dans la littérature. Défiance envers la violence grandissante d’un régime foncièrement oligarchique ou splendide isolement de l’homme de lettres qui laisse au politique le soin des affaires, un certain nombre d’écrivains afrikaners vivent les années 1948-1976 comme l’occasion de construire leur univers littéraire. D. J. Opperman (né en 1914) formule une poétique qui vise a sublimer l’afrikaans en tant que langage quotidien (la Spreektaligheid ) et à intégrer en un matériau unique des références intertextuelles empruntées au fonds littéraire européen. Cette entreprise est marquée par Heilige beeste (1945), Negester oor Nivené (1947), Joernaal van Jorik (1949) et Komas uit’n bamboesstok (1979). Opperman crée un «laboratoire» de poésie à Stellenbosch d’où sont issus Lina Spies (Digby vergenoeg , 1971), Leon Strydom (Geleentheidsverse , 1973), Marlene Van Niekerk (Sprokkelster , 1977) et Fanie Olivier (Gom uit die sipres , 1971). Ernst Van Heerden (né en 1916) [Weerlose uur , 1942; Tyd van verhuising , 1975], S. J. Pretorius (né en 1917) [Vonke , 1943] et G. A. Watermeyer (1917-1972) [Sekel en simbaal , 1948] poursuivent, eux, dans la tradition lyrique afrikaans.

Le théâtre, fidèle aux modèles classiques, reste dominé, durant les années 1950, par Uys Krige (1910-1987) avec Alle paaie gaan na Rome , 1949; Die Goue Kring , 1956, N. P. Van Wyk Louw, avec Dias (1952), Germanicus (1956) et Asterion (1957, 1965), D. J. Opperman, avec Periandros von Korinthe (1954), G. J. Beukes (né en 1913) et Henriette Grové (née en 1922).

L’obsession romanesque

Le roman forme l’essentiel de l’activité littéraire. Le romancier afrikaner choisit, durant cette période, de donner à sa langue une dimension qu’elle ne possède pas encore. Il s’agit de produire, aussi rapidement que possible, l’équivalent d’une quelconque littérature romanesque européenne. Le roman, à la différence de la poésie, est chargé d’une vraie mission culturelle. La plupart des romanciers afrikaners connaissent parfaitement l’histoire littéraire européenne et entendent en tirer le meilleur parti. Le résultat en est une littérature romanesque dont la variété et la richesse semblent presque sans rivale sur le continent africain. On citera Mikro (1903-1968) [sa trilogie, Toiings , Pelgrims , Vreemdelinge , 1934-1935-1944]; Boerneef (1897-1967) [Teen die helling , 1956]; W. A. De Klerk (né en 1917) [Die Wolkemaker , 1949-1962]; Willem Van der Berg (1916-1952) [Reisigers na nêrens , 1946]. Les romancières tiennent un rang important: M. E. R. (1875-1975) [Uit en tuis , 1946], Elise Muller (née en 1919) [Die Vrou op die skuit , 1956], Berta Smit (née en 1926) [Die Vrou en die bees , 1964], Henriette Grové (Winterreis , 1971), Anna M. Louw (née en 1913) [Kroniek van Perdepoort , 1975]. Plus originale, Elsa Joubert (née en 1922) construit son œuvre autour des Noirs sud-africains (Die Staf van Monomotapa , 1964, et l’immense succès de Die Swerfjare van Poppie Nongena , 1978). Elle rejoint F. A. Venter (née en 1916), dont le roman Swart Pilgrim (1952, 1958) place au premier plan un personnage africain. Cette littérature romanesque se redouble d’une littératurepopulaire, le kontreikuns (roman rural), ou favorisant l’exotisme: Hennie Aucamp (née en 1934) [N’Baksel in die môre , 1973], Karel Schoeman (né en 1947) [Afrika , 1977], Abraham H. De Vries (né en 1937) [Dorp in die Klein Karoo , 1966].

L’alternative soixantiste

Toutefois apparaît vers la fin des années 1950 une génération qui offre à l’activité littéraire une nouvelle voie, les Sestigers («soixantistes»). Revenus d’Europe, de jeunes écrivains en rapportent l’absurde, l’existentialisme, la phénoménologie et le structuralisme. Il s’ensuit une crise intellectuelle mise en scène par André P. Brink (né en 1935) dans Die Ambassadeur (1963). Les Sestigers représentent ainsi à la fois le résultat d’un demi-siècle de patient façonnement de la littérature afrikaans et sa trahison politique: passant en Europe, les soixantistes découvrent comment l’Europe postcoloniale considère déjà l’apartheid: les auteurs de référence sont désormais Jean-Paul Sartre, Albert Camus, mais aussi Henry de Montherlant, André Malraux et Eugène Ionesco, puisque ces «ambassadeurs» de la littérature montante afrikaans choisissent d’aller en France pour la plupart.

Trois revues véhiculent l’alternative: Sestiger (1963-1965), Contrast (1961, bilingue), Standpunte (1960) et, sous un nouveau jour, Tydskrif vir Letterkunde (1963). Leur succéderont, dans les années 1970, des revues d’avant-garde (Graffier , Ensovoort , Stet ). Des éditeurs voient le jour (Taurus ), des prix littéraires (comme le prix Ingrid-Jonker) reconnaissent les nouveaux talents, une guilde rassemble les soixantistes.

Les Sestigers axent leurs créations sur trois points cruciaux: la responsabilité littéraire de l’écrivain face à un régime perçu comme inique: la poétesse Ingrid Jonker (1934-1965), qui se suicide devant l’intransigeance de son père, maître d’œuvre de la censure; l’identification par les Noirs de l’afrikaans à l’apartheid: le poète métis Adam Small (né en 1936), auteur de Kitaar my kruis , 1961, ne peut être reçu à l’Académie; l’engagement politique (betrokkenheid ), avec l’emprisonnement de Breyten Breytenbach (né en 1939). La rupture avec la tradition poétique est annoncée dès 1956 par Jan Rabie (né en 1920) dans son recueil Een-en-twintig . Breytenbach entame une œuvre de longue haleine, marquée par Die ysterkoei moet sweet (1964), Die Huis van die dowe (1967), Oorblyfsels (1970), Skryt (1972), n’Seisoen in die paradys (1976). Poète, lecteur de Baudelaire et de Rimbaud, il ouvre la voie à la poésie afrikaans contemporaine. Sheila Cussons (née en 1922) offre alors une œuvre centrée sur la remise en question d’un autre «pilier» de la culture afrikaner, Dieu (Die Swart Kombuis , 1978). Wilma Stockenström (née en 1933) tente, elle, de prendre mesure de son appartenance à l’Afrique (Van vergetelheid en van glans , 1976). La force de la poésie sestiger se lit dans les œuvres actuelles de D. P. M. Botes, P. De Vaal Venter, Wilhelm Knobel (1935-1974), Henk Rall et Louis Esterhuizen.

L’impact des Sestigers se fait aussi sentir dans la littérature dramatique. Dès 1959, Bartho Smit (né en 1924), avec son examen de la guerre anglo-boer, Moeder Hanna , se crée une réputation d’auteur engagé, souvent satirique: suivront notamment Putsonderwater (1962), Bacchus in die Boland (1974). Chris Barnard (né en 1939) prolonge les voies ouvertes en France par le théâtre de l’absurde (Pa, maak vir my ’n vlieër, Pa , 1964, 1969; N’ Man met vakansie , 1977). Plus politique, André P. Brink met en scène Die Verhoor et Die Rebelle (1970), un épisode de l’histoire afrikaner, suivis de Pavane (1974), évocation de l’Amérique du Sud révolutionnaire. Dans une veine similaire, citons George Louw (né en 1939) avec Die Generaal (Napoléon en Égypte, 1972), P. G. Du Plessis (né en 1934)et son Die Nag van Legio (1969) et W. Stockenström (Laaste Middagmaal , 1966, 1978). Les conseils régionaux des arts du spectacle font aujourd’hui place à ces auteurs. Vers 1970 se met aussi en place un théâtre «communautaire» fortement politisé, soutenu par les organisations politiques noires et métisses. A. Small y crée son Cape Flats Players , 1973.

Deux romanciers opèrent une mise à jour de la fiction. Étienne Leroux (1922-1989) publie une œuvre puissante, parabole politique fondée sur un matériau mythique et psychanalytique: Die Eerste Lewe van Colet (1956), Sewe dae by die Silbersteins (1962), Magersfontein, o Magersfontein (1976, interdit par la censure). André P. Brink s’impose comme un romancier en prise sur l’actualité tant politique que littéraire: Orgie (1965), Kennis van die aand (1973), N’Omblik in die wind (1975), Gerugte van reën (1978). Accompagnent ces deux figures centrales: Chris Barnard [Mahala , 1971], W. F. Van Rooyen (né en 1935), Eleanor Baker (née en 1944), J. C. Steyn (né en 1938). Les Sestigers ont donc opéré pour la littérature sud-africaine une véritable révolution, dont l’impact se fait sentir dans les années quatre-vingt-dix, à la fois dans la diversification des genres, la désintégration des institutions officielles, la redéfinition de l’enseignement littéraire et la mise en œuvre de ponts communs entre littératures afrikaans anglophones et littératures des langues africaines locales. À ce titre, la littérature afrikaans joue un rôle de pointe qui signe son émancipation d’avec l’idéologie d’apartheid.

9. Littérature de langue anglaise

Caractéristiques générales

Comment peut-on définir une production littéraire sinon comme un désir de communication ou, mieux encore, comme une façon de se représenter sur une autre scène, celle de la fiction, les réalités qui nous entourent; Or les productions littéraires sud-africaines de langue anglaise sont dans l’ensemble assez mal tolérées par la société dont elles émanent. Leur influence, leur impact demeurent faibles, tout particulièrement au sein de la communauté blanche. Le poète écossais Thomas Pringle, venu s’installer en Afrique australe, dut plier bagage au bout de six ans: on lui reprochait ses critiques de l’esclavage alors pratiqué dans le pays. Son ouvrage majeur, Narrative of a Residence in South Africa fut donc publié à Londres, en 1834, l’année même de sa mort. Lors de son séjour, il se heurta sans cesse aux foudres de la censure. Son histoire est exemplaire, et elle se répétera souvent. C’est que cette société engoncée dans son confort et dans ses privilèges n’aime pas que ses écrivains l’interpellent. Comme dans la plupart des sociétés coloniales, on ne sait pas comment vit la majorité noire; mais, du fait d’une culpabilité sous-jacente, on préfère continuer à ne pas savoir. Aussi les littératures d’Afrique australe sont-elles souvent plus connues à l’extérieur du pays que sur place. En dépit d’un développement récent de l’appareil critique et des efforts fournis par des maisons d’édition telles que Donker ou Ravan Press, c’est essentiellement soit à Londres (Heinemann, Faber, etc.), soit à Berlin-Est (Seven Seas) qu’il faut être édité pour être reconnu et sortir du ghetto sud-africain. C’est dire à quel point la situation de ces écrivains est difficile: leur destinataire se situe souvent ailleurs que sur leur propre sol. Dans certains cas, du fait de la censure, le critique européen est mieux placé pour traiter de la littérature noire d’Afrique australe que son confrère sud-africain, tout simplement parce que ce dernier ne peut avoir accès à certainesœuvres. C’est ce que constate Stephen Gray dans Southern African Literature. An Introduction , ouvrage paru au Cap en 1979.

À vrai dire, cette situation ne doit pas nous étonner, puisque l’Afrique du Sud est le pays des communications interdites. Peu à peu, au fil des ans, une législation tatillonne a été mise en place. Elle permet au pouvoir d’interdire de publication (Bannings ) tout ouvrage qui peut lui sembler séditieux. Dès lors, l’écrivain ne peut survivre, et il se voit acculé à l’exil: c’est le cas de la plupart des romanciers de couleur. Parvenus en Europe, ils pourront enfin s’exprimer et continuer à dénoncer ce régime qui leur a rendu la vie impossible. En 1958, un poète métis, Dennis Brutus, lance une association pour combattre la ségrégation raciale dans le domaine des sports. En 1961, il est assigné à résidence. Arrêté en 1963, il est relâché. Il passe alors au Mozambique, en vain: la police portugaise le rend à son pays. À Johannesburg, lors d’un transfert, il s’évade; il est blessé et condamné, en 1964, à dix-huit mois de travaux forcés. Il s’échappe, et un an plus tard il est à Londres où il publie l’un de ses chefs-d’œuvre, Letters to Martha , poèmes composés du fond de sa prison. Les Blancs ne sont pas épargnés. En 1973, la romancière Nadine Gordimer publie à Johannesburg un remarquable essai critique: The Black Interpreters . Des passages entiers de son étude sont recouverts d’un cache noir, dès qu’elle prétend citer un poète interdit par la censure. En 1974, Kennis van die Aand (Au plus noir de la nuit ), roman d’André Brink traduit de l’afrikaans, est également interdit pour obscénité: il narre l’épopée tragique d’une famille métisse.

Le paradoxe est donc plus profond qu’il n’y paraît. L’écrivain sud-africain entend traiter de communication dans un pays où elle est interdite, où le corps social est cloisonné en blocs ethniques étanches, et oùla ségrégation raciale, le système de l’apartheid sont institutionnalisés. Et pourtant, le désir de rencontrer l’autre demeure très fort. On peut dire de ces littératures qu’elles sont assoiffées et comme obsédées d’un désir de communiquer en levant les barrières établies par l’apartheid. Elles se présentent à nous comme un jeu de miroirs où chacun, qu’il soit Blanc, Noir ou Métis, cherche à retrouver une image spéculaire, à moins qu’il ne tente de lire dans le miroir de l’autre ces représentations qui lui sont justement interdites: écrire, ici, c’est s’engager et prendre un risque. «Cet autre, que pense-t-il de moi, comment vit-il, et qui est-il, au juste; Peut-on se mettre dans sa peau, qui est d’une autre couleur;» Il va sans dire que ce désir d’identification est lourd d’ambiguïtés. Mais il faut aussi reconnaître que la littérature constitue un étrange privilège qui nous permet d’imaginer ce qui n’est pas autorisé par la société, ce qui n’est plus de l’ordre de la réalité. Les écrivains sud-africains ne s’en privent pas.

Au centre de ce jeu de miroirs, une relation fondamentale est toujours présente, comme un ver rivé à son fruit; elle est héritée d’une situation coloniale qui se pérennise, au moment même où le reste du continent vit une indépendance pleine de hasards. Entendons par là une relation entre Européens et non-Européens, entre maîtres et serviteurs. Ce n’est donc pas par hasard que l’on a pu comparer ces productions à la littérature russe du XIXe siècle, le baas (maître, en afrikaans) étant l’équivalent du barine, et lekaffir (caffre), l’équivalent du moujik; Alan Paton serait alors une sorte de Tolstoï sud-africain. Quoi qu’il en soit, cette littérature fascine par l’acuité de ses introspections, par la profondeur de sa sensibilité sociale. Elle constitue également un document sociologique de première main sur tout ce qui peut se vivre au sein d’une société multiraciale.Et sa violence ne fait que répercuter la brutalité des situations que lui impose l’histoire. On ne peut rien comprendre à cette littérature si l’on ne tient pas compte du contexte socio-économique qui agit ici à la façon d’une matrice. Et c’est ce même contexte qui sépare les écrivains. Les Blancs sont souvent d’origine aisée; ils ont connu l’université. Les romanciers de couleur sont souvent des gens du peuple, des enfants du bidonville, tels Ezekiel Mphahlele ou Bloke Modisane. Peter Abrahams a connu le chômage, Alex La Guma est un autodidacte.

Le roman, le poème, l’épopée, la nouvelle ou la pièce de théâtre peuvent-ils constituer, dès lors, une tentative d’évasion; À lire cette production, aussi vaste que diverse, on peut en douter. Car, finalement, ce que nous racontent ces auteurs, c’est presque toujours l’histoire d’une communication difficile, voire impossible, puisque interdite. Et si le rêve se met en place, la réalité a tôt fait de le démentir, de le fracturer, de sorte que cette histoire va se solder par un échec: le narrateur ne parvient pas à fuir un quotidien qui vient interrompre sa vision onirique. Dans A Drink in the Passage (Un verre dans le couloir , 1960), Alan Paton nous rapporte comment un Blanc se prenant de sympathie pour un Noir l’invite à boire un verre. Mais la scène, qui est vue par le Noir, va se dérouler dans le couloir: la loi ne permet pas de franchir le seuil du Blanc. Dans Johannesburg, Johannesburg (1966), récit dû à la plume de l’écrivain noir Nathaniel Nakasa, on retrouvera la même scène; la communication amorcée entre le narrateur et un Afrikaner se retrouve bloquée puisque ce dernier ne peut pas l’inviter chez lui. Les situations se recoupent, et, pourtant, les points de vues ne sont pas interchangeables. Chacun retourne à sa fermeture, à sa solitude de groupe, l’un dans son White Laager (le bastion blanc), l’autre dans son Black Kraal (le parc noir). Aussi nous voyons-nous contraints, à notre tour, de suivre la règle inexorable de l’apartheid en séparant ces deux littératures, la noire et la blanche.

Les littératures noires

Les débuts: la littérature des missions

La naissance de la littérature noire est indissociable de l’œuvre accomplie par les missions. Cela s’explique aisément: l’accès à la culture passe nécessairement par ces lieux. La mission recueille les trésors de la tradition orale; elle veille à la conservation du vieux fonds africain. En 1916, Solomon Plaatje édite à Lovedale des proverbes séchouanas et leur traduction. Son Mhudi (1930), l’un des tout premiers romans noirs, se ressent de cette proximité culturelle. Mais ce patronage est plein d’ambiguïtés; on a parfois le sentiment que la mission surveille ses écrivains, qu’elle leur souffle sa morale puritaine. Dans An African Tragedy (1928)de Rolfes Dhlomo, Robert Zoulou, qui vient de quitter son village natal, assimile Johannesburg à une nouvelle «Sodome et Gomorrhe». Dans The Traveller to the East (1934), Thomas Mofolo condamne sans rémission le monde de ses ancêtres, qui n’est que noirceur: il lui préfère la pureté des Blancs. On peut douter de sa sincérité; mais on peut aussi s’interroger sur le processus de déculturation dont il est alors la victime. Souvent, les missionnaires tardent à traduire certaines de ces œuvres. Le roman que nous venons de citer avait été composé en sesothodès 1912. Et que dire du Chaka de Mofolo, composé vers 1908, publié en sesotho dix-sept ans plus tard, traduit en anglais par Dutton vingt-trois ans après; En fait, il faudra attendre la traduction de D. Kunene, en 1981, pour découvrir que, depuis 1931, nous avions admiré sinon un faux, du moins une version édulcorée du chef-d’œuvre de Mofolo. Ces retards ont de quoi nousinquiéter: serait-ce une forme de censure; Il faut également tenir compte du peu d’intérêt que l’on manifestait alors pour les littératures du Tiers Monde. Mais la mission a aussi publié des œuvres explosives. Le Mhudi de Plaatje ne saurait se réduire à une histoire d’amour touchante entre l’héroïne et son mari Ra Thaga. Si ce roman est pétri de tendresse pour la vieille Afrique, il comporte aussi un message politique, puisqu’il retrace le Mfecane , c’est-à-dire les bouleversements provoqués par la formation de l’empire zoulou dont Mofolo avait célébré toute la gloire dans son Chaka (1931), fresque épique jaillie tout droit de la tradition orale. Ainsi la littérature née à l’ombre des missions nous propose-t-elle déjà ce qui va constituer l’essentiel des œuvres à venir: le roman d’une migration vers la ville, qui est en même temps un voyage initiatique, à partir d’éléments autobiographiques (Dhlomo), l’épopée célébrant la grandeur d’une histoire ternie par le Blanc (Mofolo), et un lyrisme puisé aux sources (Plaatje). Les missions doivent fermer leurs portes, victimes de l’apartheid. Au même moment, d’autres écrivains affirment la dignité de l’homme de lettres noir: John Tengo Jabavu, John Dube et surtout Benedict Vilakazi qui enseigne la littérature zouloue à l’université du Witswatersrand de 1936 à 1947. Dans Zulu Horizons (1945, traduit en 1962), ce dernier dénonce l’asservissement du Noir au fond de la mine. Au même titre que Plaatje, il se définit comme un porte-parole de son peuple. Dès le début, l’écrivain noir se considère comme un homme engagé.

La littérature des bidonvilles, jusqu’à Sharpeville (1960)

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la république connaît une urbanisation forcenée. Les Noirs s’entassent dans les faubourgs des centres industriels en plein essor. Les réserves deviennent des réservoirs de main-d’œuvre bon marché. La législation de l’apartheid met en place de nouvelles discriminations qui séparent les habitats. L’Africain se prolétarise. La littérature reflète ces transformations socio-économiques. Partout, on sent l’influence exercée par un périodique comme Drum , lancé en 1950, et qui a bousculé les écritures. Le style se fait volontiers journalistique, accrocheur, provocant, voire tapageur. C’est un cri de souffrance qui jaillit des bidonvilles, avec tout ce qu’un cri peut comporter d’inarticulé. La plupart des écrivains de cette génération sont des hommes du peuple, très proches de ses préoccupations. Le récit se présente comme une tranche de vie. En voici quelques exemples:

– James Matthews, The Portable Radio (1963), nouvelle: un Noir ramasse un portefeuille dans la rue; avec l’argent qu’il contenait, il achète un transistor; dès lors, il s’isole dans une écoute ininterrompue de sa chère radio, pour oublier.

– Can Themba, The Suit (1967), nouvelle: un Noir découvre que sa femme le trompe. Il l’oblige à traiter le costume abandonné par l’amant comme un invité; elle meurt de chagrin.

– Lewis Nkosi, The Prisoner (1967), nouvelle: un Noir introduit dans la maison de son maître une servante très appétissante; le maître ne peut résister à son charme; mais la loi interdit le mélange des races: les rôles sont inversés avec une verve cocasse, puisque le geôlier blanc devient le prisonnier de l’Africain.

– Richard Rive, Riva (1974), nouvelle: un métis préfère s’enferrer dans ses stéréotypes plutôt que de se compromettre dans une liaison qui lui est proposée par une juive blanche.

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que le roman devienne le récit d’une vie plus ou moins imaginaire (Peter Abrahams, Mine Boy , 1946) où Xuma, l’homme de la brousse,découvre la ville, la mine et l’action syndicale. Pour les mêmes raisons, l’autobiographie tient ici une place importante (E. Mphahlele, Down Second Avenue , 1959; P. Abrahams, Tell Freedom , 1954; B. Modisane, Blame me on History , 1963). Ces récits frappent par la brutalité de leur propos, leur réalisme cru, leur ironie grinçante, ainsi chez Nkosi. La violence fascine, en particulier celle exercée par les Tsotsis (gangsters noirs). La nouvelle est le genre préféré: sa concision permet de bien restituer la difficulté de la vie au bidonville, la cruauté, mais aussi la chaleur des mœurs: la haine tient chaud au ventre. Le roman donne parfois lieu à de remarquables prouesses stylistiques, ainsi dans Chocolates for my Wife (1961) de Todd Matshikiza, récit secoué par les rythmes syncopés du jazz. Nous sommes bien loin des pudeurs victoriennes de la mission; c’est toute la culture du ghetto qui nous est maintenant restituée. Des préoccupations politiques se font jour. Avec A Wreath for Udomo (1956), Peter Abrahams nous propose un roman politique remarquable, ainsi qu’une interrogation très lucide sur des lendemains qui ne chantent pas. Alex La Guma représente le type même de l’écrivain engagé. Ses activités de militant communiste de l’African National Congress lui ont permis d’acquérir une connaissance précise des petites gens du Cap et de leurs grandes causes. Ses textes sont découpés en séquences brèves qui sont associées à la façon d’un montage cinématographique. C’est en accumulant les détails réalistes ou pittoresques qu’il réussit à insuffler à ses pages un lyrisme frémissant. Écrivain de la fidélité, il est l’homme du «Nous». Peintre de la prison (The Stone Country , 1967), il peut aussi décrire la vie haletante et angoissée du militant, l’accès à la prise de conscience politique, la hantise de la torture (In the Fog of the Season’s End , 1972), ainsi que la misère des paysans entassés dans leurs réserves (Time of the Butcherbird , 1979). En dépit de la violence de toutes ces situations, l’espoir fleurit encore. Il n’est pas rare, dans cette production des années soixante, de voir l’homme de couleur tendre sa main au Blanc. Mais à Sharpeville, le 21 mars 1960, quelque chose s’est brisé irrémédiablement. Ce jour-là, la police tire sur un cortège de manifestants non violents qui refusaient de porter en permanence leur laissez-passer.

De Sharpeville à Soweto (1976): l’essor poétique

Il est vrai que, pendant fort longtemps, les leaders noirs avaient fondé leurs espoirs sur l’aide qui leur était proposée par les libéraux blancs. Mais ces derniers voient leur influence se rétrécir à la façon d’une peau de chagrin devant la montée du nationalisme afrikaner et l’implantation définitive de l’apartheid. La communauté noire durcit ses prises de position et se radicalise: c’est le sens d’un mouvement comme le Black Consciousness , la conscience noire, et des émeutes de Soweto en 1976. On n’accorde plus la moindre confiance au Blanc, on se détourne de lui. Ainsi que l’a déclaré André Brink en 1982 (interview par C. P. Dulac), «les jeunes Noirs refusent désormais toute conciliation. Après avoir vécu la libération du Mozambique, de l’Angola, du Zimbabwe, la libération naissante de la Namibie, ils ne veulent plus attendre». La littérature reflète cette transformation progressive des mentalités. Les voix se font de plus en plus individuelles; la poésie devient le genre dominant; elle est souvent d’une très grande qualité. Le poète, s’il ne craint plus d’affirmer sa haine du Blanc, n’en déplore pas moins l’avilissement, la dévirilisation de l’homme noir. C’est ce que l’on retrouve dans Tsetlo (1974) de Mongane Wally Serote. Dennis Brutus, quant à lui, dénonce ce vaste lieu de surveillance qu’est devenue l’Afrique du Sud, ainsi dans Sirens, Knuckles and Boots (1963).On retrouvera un thème assez similaire dans The Ballad of the Cells (1965) de Cosmo Pieterse. L’écrivain ne peut plus supporter l’enfermement perpétuel dans lequel il se retrouve plongé. Dans Dead Roots (1973), Arthur Nortje nous dit la peine de l’homme de couleur, ses déchirures intérieures, son introspection douloureuse, le désarroi moral de l’exilé. Il suffit de lire l’anthologie publiée en 1974 par Barry Feinberg (Poets to the People ) pour découvrir avec quelle intensité les poètes de cette génération se sentent solidaires de leurs frères, auxquels ils s’identifient, et de leurs souffrances, qu’ils partagent. Dans Sounds of a Cowhide Drum (1972), Oswald Mtshali ne veut plus entendre la voix trompeuse du chrétien blanc. L’homme de couleur redresse la tête, il tente de s’arracher à l’humiliation de la ségrégation et de remembrer un passé fracturé. Il ne veut plus dépendre. On comprend alors pourquoi– contrairement à ce qui se passait dans les années soixante – nous assistons à la montée d’une nouvelle négritude. À cet égard, l’œuvre de Mazisi Kunene (Emperor Chaka the Great , 1979; Anthem of the Decades , 1981) revêt une importance considérable. En s’adossant à un passé prestigieux, en suivant la voie indiquée par Thomas Mofolo, en puisant dans la tradition orale, en célébrant le nationalisme montant, l’épopée connaît ainsi un extraordinaire renouveau littéraire.

Le roman du bidonville, quant à lui, poursuit sa carrière, non sans un certain essoufflement (Modikwe Dikobe, The Marabi Dance , 1973). En fait, de nouvelles questions assaillent les romanciers. Que peut faire une employée de bureau lorsqu’elle accède à la petite bourgeoisie; Parviendra-t-elle à conserver son intégrité morale; C’est le thème de Muriel at the Metropolitan (1979) de Muriel Tlali. Dans The Root is One (1979), Sipho Sepamla, à qui l’on doit également un recueil de poèmes sur Soweto, nous brosse le portrait d’un traître. La survie demeure le sujet obsédant des nouvelles de Mtutuzeli Matshoba (Call me not a Man , 1979). Un Africain peut-il rester un homme, au sens plein du terme, dans une société qui repose sur le racisme; L’histoire du théâtre doit beaucoup à l’œuvre considérable de Athol Fugard (Boesman and Lena , 1969; Tsotsi , 1980): il a été l’instigateur de nombreuses créations collectives avec des acteurs noirs. Une salle comme le Market Theatre à Johannesburg devient un laboratoire d’expérimentations multiples, fortement politisées, qui étendent leurs ramifications en direction des faubourgs noirs. En alliant textes, musiques, danses ou marionnettes, de nombreuses troupes menées par des auteurs-metteurs en scène fort talentueux (Gibson Kente, Too Late , 1981; Malcolm Purkey, Sophiatown , 1988) renouvellent des genres populaires qui puisent aussi dans une tradition orale (Credo Mutwa, uNosile mela , 1981). Au même instant, d’autres formes d’art (graffiti, peintures murales de quartier, jazz, photo, gravure, etc.) sont en plein épanouissement. Au Natal, un retour aux chants de louanges (Alfred Qabula, Mamba Black Rising , 1986) permet à des ouvriers de célébrer sur un ton épique la montée des luttes syndicales.

La critique littéraire noire

La littérature noire a sans doute longtemps souffert de la faiblesse, voire de l’absence d’un regard critique. Les articles de A. C. Jordan, parus dans Africa South à partir de 1950 et regroupés dans un ouvrage publié à Berkeley en 1973 (Towards an African Literature, the Emergence of Literary Form in Xhosa ), constituent une étape importante. L’étude érudite des sources orales où tant d’écrivains viennent puiser se poursuit avec la parution, en 1971, de The Heroic Poetry of the Basotho de Daniel Kunene. Lewis Nkosi a rendu de grands services à ses confrères sud-africainsnoirs en les mettant en garde contre un certain populisme, ainsi dans Home and Exile (1965), puis dans Tasks and Masks (1981), où il nous offre également un panorama des littératures noires. Un excellent conteur comme Njabulo Ndebele (Fools and other Stories , 1983) procède de même. Cosmo Pieterse multiplie les anthologies. À travers un ouvrage remarquable publié en collaboration avec Dennis Duerden, African Writers Talking (1972), il embrasse sous un même regard l’ensemble des littératures africaines anglophones. Cette critique manifeste une grande curiosité envers tout ce qui se passe à l’extérieur du ghetto sud-africain. On peut aussi constater que les plus lucides de ces écrivains sont en même temps des analystes pertinents. À l’occasion, la critique noire d’Afrique australe manifeste un intérêt très vif pour les écrivains blancs de ce pays. Un livre comme The African Image (1962 et 1974) de Ezekiel Mphahlele demeure riche d’enseignements. À partir de 1978, un périodique comme Staffrider va jouer un rôle assez semblable à celui de Drum , en accueillant les nouvelles formes d’expression de la littérature noire.

Les littératures blanches

Les débuts: Olive Schreiner

Olive Schreiner fait figure de précurseur, voire de fondateur: c’est au travers de son œuvre que la littérature blanche anglophone acquiert son autonomie. Sa célébrité lui permet d’affirmer son originalité. Elle a toujours fait preuve d’une indépendance farouche. The Story of an African Farm (1883) se déroule dans une ferme déserte du Karoo. Il s’agit moins d’un roman sur l’amour et la mort que d’une lutte menée par des êtres qui tentent de dépasser leurs propres limites, dans un environnement âpre et hostile. Olive Schreiner mérite aussi d’être connue pour son œuvre de pamphlétaire. Elle prend fait et cause pour les faibles et les opprimés, qu’il s’agisse des femmes, des Boers ou des gens de couleur. C’est ainsi qu’elle écrit, en 1897, Trooper Peter Halket , dénonciation impitoyable du génocide perpétré par Cecil Rhodes lors de l’annexion du Mashonaland. Dans Closer Union (1909), elle lance à sa société un avertissement solennel: jamais le Blanc ne pourra faire œuvre de progrès tant qu’il traitera le Noir «non pas comme un homme, mais comme un outil». Et c’est dans Thoughts on South Africa , publié après sa mort, en 1923, qu’elle s’interroge sur le rôle du Blanc sur cette terre d’Afrique: qu’attend-il au juste de cette situation coloniale;

Maître et serviteur

Beaucoup d’écrivains vont lui emboîter le pas. Souvent, les romanciers blancs s’attardent sur une enfance ou une adolescence passée à la ferme. Le récit se centre sur ces moments privilégiés de la vie, lorsque l’insertion sociale n’est pas achevée, lorsque la personne demeure capable de découverte, puisqu’elle n’est pas encore figée dans le personnage de l’adulte. L’endoctrinement n’a pas encore produit tous ses effets, de sorte que le champ reste libre pour des amitiés interraciales, en des jeux interdits par le monde austère des aînés. Ce thème a toujours fasciné les littératures coloniales, comme si le Blanc, par le truchement de l’enfance, pensait pouvoir refaire le monde et effacer la «situation». On peut songer ici à la série romanesque des Children of Violence de Doris Lessing, écrivain de Rhodésie, et plus particulièrement à son Martha Quest (1965). Dans la même veine, on citera In a Province (1934) de Laurens Van der Post, récit poignant des illusions perdues. On sent chez nombre d’écrivains sud-africains un attachement viscéral à la terre, qui va se manifester par une poésie des lieux, un chant des paysages. Chaque romancier définit un espace géographique très particulier qui devient indissociable de son univers romanesque. Pauline Smith demeurera le poète du Karoo, au même titre que Schreiner (The Little Karoo , 1925). Les romans de Sarah Gertrude Millin célèbrent les beautés du Cap, les récits de Alan Paton ont pour cadre le Natal, ceux de Nadine Gordimer le Transvaal. Quant à Herman Charles Bosman, ses contes, empreints d’une rouerie toute paysanne, se situent immanquablement dans son Groot Marico (Mafeking Road , 1947). L’Afrique du Sud, si profondément industrialisée, vit encore dans un rêve nostalgique de cette époque bénie où la terre appartenait aux pionniers audacieux, où tous les espoirs étaient permis, en une sorte de paradis perdu, du temps où les crassiers n’encombraient pas l’horizon. C’était avant le Trekking , avant l’arrivée du libéralisme importé d’Europe. On peut constater, à la lecture de The Paradise People (1962) de David Lytton, que sa tentative de reconstitution de l’univers traditionnel de l’Afrikaner est quelque peu idéalisée. Cela se comprend très bien si l’on songe à l’ancienneté de cette colonie de peuplement: c’est en avril 1652 que Jan Van Riebeeck installe au Cap le premier bastion blanc.

Mais ce genre de rêveries ne peut pas durer très longtemps. En accédant à l’âge d’homme, le héros se heurte à la brutalité des rapports sociaux, puisque, sur cette terre située à l’autre bout du continent, on assiste à d’étranges recoupements entre races et classes sociales. La situation change, elle se referme comme un piège dont on ne peut plus s’extraire. Et l’écrivain se lamente sur le calvaire des communications avortées, sur ses rêves piétinés par la réalité, sur l’appauvrissement de ses rapports avec les autres communautés. Dans The Trap (1955) de Dan Jacobson, le maître écrase le serviteur de toute sa cruauté sadique. On retrouve cette relation empoisonnée dans les nouvelles de Nadine Gordimer (A World of Strangers , 1958). Un roman de Doris Lessing comme The Grass is Singing (1950) est centré sur une relation névrotique entre une maîtresse blanche et son boy noir. On trouve également dans ce roman un fantasme qui hante le Blanc: la terreur du sang mêlé. Tout l’œuvre de Sarah Gertrude Millin, de The Dark River (1919) à King of the Bastards (1950), est traversé par ce thème. Le métissage est perçu comme une dégénérescence morale et comme une déchéance sociale. Pieter, le héros de Paton dans Too Late the Phalarope (1953), est dévoré par sa culpabilité: ce policier afrikaner a des rapports charnels avec une femme de couleur. Il n’est pas rare de voir ces itinéraires romanesques se terminer par des visions de cauchemar, des scènes de cannibalisme au cours desquelles le Noir dévore le Blanc, et plus spécialement la Blanche. Ainsi Mary, l’héroïne de The Grass is Singing , est-elle assassinée par son boy et engloutie par la brousse.

La contestation et son renouvellement

Dès 1964, dans son premier roman, The Ambassador , André Brink formule une question qui ne cessera de le hanter, et qui jaillit tout droit de sa culture afrikaner: «Si seulement on pouvait se débarrasser de ce concept de péché pour pouvoir vivre librement, vivre à fond... mais Meum Peccatum contra me est semper .» Il n’y parviendra pas, et une culpabilité écrasante traverse son œuvre, de A Chain of Voices (1982) à Looking on Darkness (1974). Ces romans, en dépit de leur qualité inégale, ont connu un vif succès, au pays comme à l’étranger, ce qui a permis à leur auteur de réveiller bien des consciences. Breyten Breytenbach, également de culture afrikaner, procède autrementpuisqu’il va jusqu’à identifier sa cause à celle des Noirs, ce qui lui vaudra sept ans de prison (The True Confession of an Albino Terrorist , 1984). Auteur qui joue beaucoup de son art de la provocation, fasciné par Goya et Rimbaud, Breytenbach, qui est également un grand poète, déploie d’une œuvre à l’autre une écriture hallucinante et toute frémissante d’émotions fortes, voire morbides (A Season in Paradise , 1980; End Papers , 1985). J. M. Coetzee (également afrikaner), quant à lui, se lance dans d’inépuisables métaphores qui disent les malheurs de ce pays. Contrairement à Brink, qui a la symbolique pesante, Coetzee procède par allusions, en créant des situations romanesques qui pourraient se dérouler en Afrique du Sud tout autant qu’ailleurs, partout où les droits de l’homme et sa dignité sont foulés aux pieds par des dictateurs impénétrables et glacés, de Desklands (1974) à Waiting for the Barbarians (1981). Coetzee est l’homme de la concision, de l’émotion contrôlée; rompu à toutes les roueries universitaires de l’écriture, fasciné par Kafka auquel il doit beaucoup, il ne fait pas de doute qu’il est un écrivain de premier plan qui mériterait d’être plus connu. Son dernier roman, Age of Iron (1990), dépasse les prouesses stylistiques avortées de Foe (1996): le ton se fait plus limpide, plus direct dans ce récit d’une vieille dame sud-africaine qui se meurt du cancer qui la ronge, tandis que monte la violence noire. La représentation de la «situation», au moment précis où elle est en voie de disparition, gagne en transparence. On peut dire qu’avec ces trois romanciers on assiste à une sorte d’invasion de la littérature anglophone par des Afrikaners qui viennent chercher ici un autre accueil linguistique. Nous sommes très loin, maintenant, des provocations juvéniles d’un William Plomer dans son Turbott Wolfe , en 1925 (Turbott voit ses amours interraciales bénies par un pasteur compatissant), ou des railleries acerbes de Roy Campbell (The Wayzgoose, a South African Satire , 1928). Cette veine satirique, ce sens du grotesque qui étaient pourtant présents dans l’œuvre d’Anthony Delius (The Last Division , 1959) n’ont finalement pas connu une grande fortune littéraire, contrairement à ce qui a pu se passer ou se passe dans une Europe de l’Est qui a également subi la dictature d’une minorité. C’est que l’apartheid a rendu la vie quotidienne si étouffante et si angoissante qu’on ne peut plus s’en extirper par le rire du bouffon: l’allégorie sied mieux à une vision qui demeure tragique.

La critique littéraire

Les écrivains participent souvent aux activités de la critique, ainsi W. Plomer et N. Gordimer. L’intérêt manifesté à l’égard des littératures noires est allé croissant: l’anthologie publiée par le poète Guy Butler en 1959 ne comprenait pas le moindre auteur noir. Celle composée en 1968 par J. Cope et Uys Krige leur accorde une large place. Il existe actuellement une critique universitaire d’un haut niveau. Ainsi la Préface rédigée par Jean Marquard pour son anthologie A Century of South African Short Stories , publiée à Johannesburg en 1978. On étudie les langues et les littératures africaines. Les périodiques ont toujours joué un rôle considérable dans l’animation de la vie littéraire. Citons, pour mémoire et dans le camp blanc: South African Opinion et Trek ; dans le camp noir, outre Drum , Zonk , Contrast et Classic .

Bilan général

Tout au long de cette étude, le lecteur a pu constater à quel point ces littératures sont marquées par un environnement qui force les écrivains à s’engager, à se situer, quelle que soit la couleur de leur peau: l’apartheid a politisé ces productions en profondeur. Par ailleurs, ce système inique a exercé unepression si forte sur les écritures que dans certains cas il les a écrasées, et comme aplaties sous son fardeau. Il en résulte des récits qui se veulent fidèles, mais qui ne réussissent qu’à reproduire servilement la réalité, quitte à s’y enliser, ce qui n’est certainement pas fait, comme l’a observé N. Ndebele, pour élever le niveau de conscience politique des masses. Cela pourrait s’appliquer à nombre d’écrivains africains (M. Tlali, L. Ngcobo...) et à quelques écrivains blancs. Dans d’autres cas, cette pression s’est exercée en sens inverse, provoquant une prise de distance à l’égard de ces mêmes réalités, qui se retrouvent alors sublimées ou métaphorisées (B. Breytenbach, J. M. Coetzee). D’un côté, on va jusqu’à affirmer qu’en la circonstance l’esthétique est un luxe superflu dont on n’a que faire (M. Mutloatse, P. Gwala), tandis que de l’autre les préoccupations de ce type demeurent au premier plan. On retrouve, dans ces façons opposées de traiter le réel, des différences qui sont aussi celles qui séparent les écrivains: si les Blancs ont pu pâtir de la censure, leur situation n’est en rien comparable à celle de leurs confrères qui ont connu une véritable persécution. Ainsi ces écarts dans les systèmes de représentations correspondent-ils à des différences majeures dans les situations concrètes.

Le mois de juin 1991 a marqué la fin officielle de l’apartheid et la poursuite d’une longue négociation entre les deux camps: il est plus aisé d’effacer un texte de loi que de transformer des mentalités. En ce qui concerne ces littératures, comme l’a remarqué M. Kunene, la fin de l’apartheid va sonner le glas de toute une production ancrée dans sa dénonciation: elle va perdre son support essentiel, se retrouver vidée du sang qui la nourrissait. Et le public comme la critique qui n’a pas toujours su garder la distance requise devront réviser leurs images de ce pays.

Nul ne peut dire ce que réserve l’avenir. Mais, comme nous l’avons vu, les ressources existant dans des domaines aussi divers que la poésie, l’épopée, la roman ou le théâtre sont telles que l’on peut s’attendre à une renaissance, à une floraison de nouveaux talents, à davantage de richesses.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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